samedi 8 novembre 2014

Atar, en souvenir de Pierre Bonte

Le centre universitaire d’études sahariennes organise deux jours de débats en hommage au professeur Pierre Bonte, ethnologue spécialiste de la société ouest-saharienne. Celui qui est considéré par ses pairs comme l’un des grands spécialistes – sinon le plus grand d’entre eux – de la société Bidhâne, est mort le 4 novembre 2013 à l’âge de 71 ans.
Il s’intéresse aux milieux tribaux sahariens à la fin des années soixante quand il commence à étudier les Kel Gress, tribu touarègue du Niger. Mais très vite, l’étude commanditée par la MIFERMA (multinationale de mines de fer de Mauritanie exploitant le minerai dans le Tiris Zemmour) lui permet de découvrir l’espace qu’il appellera «l’Ouest-saharien». Il est désormais lancé sur la piste de l’Emirat de l’Adrar qui est sujet d’une grande thèse de doctorat en 1998. C’est l’ethnologue qui essaye d’introduire de nouvelles notions sur les rapports tribaux dans notre région tout en faisant apparaitre les insuffisances dans les anciennes études se rapportant aux sociétés segmentaires qui seraient réfractaires à toute organisation centralisé du pouvoir.
Sa vision de l’exercice des liens tribaux, des rapports entre parenté et politique, de la pratique quotidienne de ce pouvoir… permettent au chercheur militant qu’il est de confronter les théories du structuralisme aux réalités de la vie dans cet espace. Cela s’accompagne pour lui d’une passion pour la région et pour ses habitants. L’école Pierre Bonte est née d’une convergence de vues entre de nombreux chercheurs pour lesquels c’est bien la segmentarité de la société qui a donné les proto-Etats que sont les Emirats qui auraient pu, très probablement si la colonisation n’avait brusquement cassé le processus, évoluer vers un pouvoir centralisé.
Le colloque ouvert solennellement par les autorités administratives et le Recteur de l’Université de Nouakchott, tournait autour de la contribution de Pierre Bonte à l’anthropologie mauritanienne, à ses relations avec son terrain de prédilection qu’est l’Adrar, à son expérience de la SNIM avec son ouvrage «La montagne de fer» et enfin sa capacité à lire et à expliquer la tradition orale, indispensable dans l’interprétation et dans la compréhension de nos sociétés.
Le professeur Abdel Wedoud Ould Abdallahi (Deddoud) a rappelé justement que le dernier résultat des recherches de Pierre Bonte se rapportant à l’Adrar fut un article ayant pour titre : «Des textes peu exploités des récits d’origine» où il traite des récits relatifs à l’origine des cités et des hommes. Il commence par le récit de la naissance de Zouérate tel que raconté encore : ce géologue australien qui aurait, survolant la région, laissé tomber sa casquette pour décider ensuite que la future cité sera édifiée là où sa casquette a été retrouvée. Un récit qui nous rappelle quelque peu la légende de Chinguitty : on raconte que l’ancêtre des Laghlal, marabout vénéré pour son savoir, avait perdu l’une des feuilles du Livre Saint qu’il lisait, qu’il décida alors de fonder une ville là où cette feuille sera retrouvée, ainsi naquit Chinguitty selon l’une des nombreuses légendes.
Pour l’anthropologue, ces histoires ne sont pas de simples récits qui alimentent l’imaginaire des groupes sociaux, mais elle servent tantôt à légitimer leur présence dans un lieu plutôt qu’un autre, tantôt la prédominance du groupe, bref il faut percevoir tout ce qui se rapporte au mythe fondateur. D’où l’importance de l’analyse de la relation entre légende, mythe et Histoire pour déterminer l’historicité de ces récits.
L’étude de ces récits permet aussi d’expliquer les mécanismes des luttes de classement au sein des communautés mais aussi entre elles. On est d’origine Arabe, Sanhadja ou Bavour selon le récit qu’on se fait pour remonter à telle ou telle généalogie. L’occasion pour le Professeur Deddoud d’essayer de percer le mystère des ces populations Bavour qui ont disparu. Il s’agit peut-être de populations berbères d’avant l’introduction du dromadaire. Elles pourraient avoir été Chrétiennes ou Juives, avant d’adopter l’Islam Kharijite Ibadite d’où la présence de chiens dans leur capitale qui aurait été Azougui qui deviendra plus tard la forteresse almoravide.
Plus tard, bien plus tard, les luttes de factions tribales vont cesser d’épouser les liens stricts de sang pour prendre la forme de groupes d’influence qui se battent pour le pouvoir.  C’est ainsi que l’Emir changeait en même temps que sa faction. Il s’agit là d’une évolution qui dément toutes celles qui soutenaient que l’Emirat répondait à une volonté européenne d’avoir affaire à un seul interlocuteur. Au contraire cette alternance allait donner un système judiciaire indépendant, des auxiliaires de justice, un corps de police et parfois des vizirs. L’embryon de l’Etat centralisé était là. La thèse de Pierre Bonte et de ceux de ses collègues qui l’on suivi et/ou accompagné trouve ici toute sa justification.

vendredi 7 novembre 2014

Dialogue ? entame difficile

Comme on pouvait aisément le prévoir, l’installation du nouveau Conseil de l’Institution de l’Opposition Démocratique a bien fait bouger les lignes, ouvrant de nouvelles perspectives sur la scène politique nationale.
Il y a eu d’abord le «bon accueil» exprimé par le Président de l’UPR qui a tout de suite pris contact avec le nouveau Chef de file de l’Opposition pour lui souhaiter plein succès et espérer que sa désignation contribuera à apaiser – ou à normaliser – les relations entre acteurs politiques.
Il y a ensuite ces rencontres entre certains responsables politiques dont des opposants et le Premier ministre Yahya Ould Hademine. Il a déjà rencontré entre autres représentants de partis, Ghoulam Ould Haj Ahmed, député et vice-président de Tawassou, Boydiel Ould Hoummoid député et Président de Wiam. Il aurait été question d’une proposition concernant le Sénat et les modalités de son renouvellement suivant une législation qui reste à élaborer.
Le Premier ministre s’apprêtait à recevoir aussi le Rassemblement des forces démocratiques (RFD) de Ahmed Ould Daddah et l’Union des forces du progrès de Mohamed Ould Maouloud. Le premier a anticipé la démarche du Premier ministre pour la réfuter en arguant qu’il ne peut s’agir que de manœuvres dilatoires comme par le passé. L’UFP a quant à lui décliné l’invitation du directeur de cabinet du PM en prétextant la nécessité de passer par le Forum national de la démocratie et l’unité (FNDU). Le problème, c’est que Tawassoul est aussi l’un des grands partis du FNDU et il est déjà engagé dans le processus de consultation.
Ces démarches, même si elles restent à l’état de timides entrées en matière, annoncent les soubresauts qui pourraient affecter l’espace politique. Il est sûr que les conséquences du boycott des élections législatives et municipales vont enfin apparaitre.
Les dissensions entre les diverses composantes du FNDU ne manqueront pas de faire surface. Cela s’exprimera chez les partis par l’obsession de se démarquer plus ou moins violemment du processus poursuivi par Tawassoul qui devient un élément du dispositif institutionnel. Chez les personnalités «indépendantes» l’expression sera individuelle et obéira aux ambitions et aux égoïsmes de toujours. Parmi ces personnalités, ceux qui croiront qu’il vaut mieux suivre le cours des choses en poussant vers la normalisation et ceux qui essayeront de combler ce qu’ils considèrent être «le vide» laissé par les anciens. Les premiers encourageront Tawassoul et se commenceront immédiatement à se démarquer du FNDU. Les seconds attendront «le naufrage définitif» des leaderships traditionnels pour prendre la place.
C’est au pouvoir de décider des avancées à faire. Si la rencontre entre le nouveau Conseil de l’Institution de l’Opposition et le Président de la République a lieu rapidement et si elle peut permettre d’établir un lien «normalisé», il est sûr que les choses vont profondément changer.

jeudi 6 novembre 2014

Que craint Air France ?

Depuis quelques deux semaines Air France ne dessert plus Nouakchott. Selon les informations disponibles, cela ferait suite à une mésentente entre la compagnie aérienne et l’agence nationale chargée de la navigation aérienne (ANAC). Celle-ci aurait décidé de retirer tous les badges d’accès à l’aéroport en vue de reprendre en main la gestion de la sécurité de l’intérieur de l’aéroport. La décision est intervenue à la suite d’un conflit de compétence opposant gendarmes et douaniers de l’aéroport.
Devant le chaos qui a amené les responsables des deux corps à en venir aux mains, les autorités ont jugé nécessaire de reprendre les choses en main en imposant de nouvelles mesures encore plus strictes aux usagers. Dans la foulée, l’ANAC qui a fait des efforts énormes en matière de sécurité permettant le classement de la Mauritanie aux premiers rangs des espaces aériens sûrs, a demandé aux Français de s’en tenir aux contrôles déjà imposés par la partie mauritanienne (contrôle de bagages, de voyageurs, etc.). Mais Air France n’a pas confiance et a voulu continuer à contrôler par elle-même voyageurs et bagages. Ce que la partie mauritanienne a senti comme une offense, et même une atteinte à la souveraineté.
Le bras de fer ainsi engagé continue, Air France s’abstenant de desservir Nouakchott, l’ANAC refusant d’aller au-delà des multiples contrôles opérés par les Mauritaniens et qui sont dans les normes (elle serait allée jusqu’à proposer aux Français une supervision de leur part de ces contrôles). Mais que cache ce conflit ?
Derrière l’intransigeance des Français se cache la peur d’un attentat. Plusieurs indices ont permis aux services français d’envisager la possibilité d’un attentat sur un avion de ligne de la compagnie. Boko Haram, Da’esh mais aussi AQMI chercheraient – de manière concertée ou non – à frapper des intérêts français dans la zone, notamment à faire exploser un avion d’Air France sur l’une de ses lignes reliant l’Afrique à la France.
Il y a quelques dix jours – ou plus – un individu a été arrêté à Douala au Cameroun. Il avait sur lui trois passeports dont un mauritanien. L’individu appartient visiblement à Boko Haram et envisageait de monter à bord d’un avion Air France pour commettre un attentat. Les services de renseignements français ont par ailleurs reçu l’information selon laquelle des tentatives similaires seront faites à partir d’aéroports dont celui de Nouakchott dans la fourchette allant du 1er novembre au 14 décembre.
La partie mauritanienne trouve que si le pays est classé aussi bien en matière de sécurité aérienne, c’est bien parce qu’il a déployé moyens et méthodes répondant aux normes internationales. On peut ne pas comprendre le fait de toujours classer la Mauritanie dans les pays à «haut risque» comme si rien n’a été fait pour lui faire confiance. Déjà, les efforts entrepris pour sécuriser le pays n’empêchent pas de la maintenir dans une zone rouge qu’on interdit aux ressortissants occidentaux, particulièrement français. Si l’on fait attention aux discours officiels occidentaux, on se rend compte que la Mauritanie est le pays le moins sûr de la région, alors qu’on a le Mali, la Libye, le Nigeria… De quoi irriter réellement.

mercredi 5 novembre 2014

Le défi du poteau

Il était une fois une route qui devait relier Al Ghayra (route de l’Espoir au niveau de Al Ghayra) et Barkéwol, capitale de l’Aftout et grande porte du «triangle de la pauvreté» rebaptisé «triangle de l’Espoir». Pour dire toute la signification de cette infrastructure qui fait partie d’un programme de désenclavement d’une région qui pourrait devenir l’un des greniers de la Mauritanie après avoir été un foyer de pauvreté.
On se souvient encore du lancement des travaux sur cette route par une société chinoise qui a gagné le marché dans des conditions contestées par ses concurrents. On nous disait qu’il lui faudra 24 mois pour être réalisée. Quelques années (deux au minimum) après, on apprend que cette route est enfin arrivée à Barkéwol, au moins dans sa première phase, l’enrobé devant être «mis» avant février prochain.
A l’orée de la ville, les travaux suivent le tracé du grand axe qui traverse la ville de Barkéwol de part en part. Seulement voilà, la SOMELEC avait planté un grand poteau pour installer les transformateurs et «distribuer» l’électricité à tous les quartiers de la ville. La route ne peut passer à cause de ce poteau implanté au milieu du tracé.
On me dit que le député du département a commencé une démarche qui l’a mené à la SOMELEC et dans les différents départements concernés. Il a dû prendre en charge le déplacement d’une équipe pour évaluer la situation. Pour conclure à la nécessité de débloquer trois millions pour déplacer le poteau. Depuis près de trois semaines, la route n’avance pas parce que personne n’a voulu faire le nécessaire, jusqu’à présent au moins.
Cette affaire singulière nous enseigne que tout reste concentré à Nouakchott. Dans toute la région de l’Assaba, il n’y a pas une grue pour déplacer ce poteau. C’est le cas de toutes les régions de Mauritanie. C’est l’un des aspects néfastes de l’échec de la décentralisation qui est restée au niveau de projet malgré les efforts consentis. Dernier acte de cette volonté officielle, le projet de Code des collectivités locales qui a failli être présenté en conseil des ministres en février 2011. Un texte complet, récapitulant toute l’expérience mauritanienne et proposant d’aller un peu plus sur la bonne voie d’une décentralisation réfléchie.

Cette histoire, malgré son entame, n’est pas une légende, mais elle permet de nous rappeler à l’ordre afin de reprendre ce processus de décentralisation, là où on l’a laissé. Avec l’espoir, cette fois-ci, de le mener jusqu’au bout.

mardi 4 novembre 2014

Un nouveau Chef de file de l’Opposition

Elle a finalement été laborieuse, la mise en place du nouveau Bureau de l’Institution de l’Opposition. Un an ou presque après les élections législatives, le Conseil Constitutionnel procède à la mise en place de ce Bureau qui comprend, outre Tawassoul qui a désigné le Chef de file de l’Opposition, les partis Wiam de Boydiel Ould Hoummoid et AJD/MR de Sarr Ibrahima.
C’est au cours d’une cérémonie officielle organisée hier au siège du Conseil Constitutionnel – un siège loué !!!! – que le Conseil a désigné Hacen Ould Mohamed, maire de Arafatt à la tête de l’Institution. Le chemin a été long. Tawassoul a d’abord proposé son président Jamil Mansour mais l’absence de réponse du Constitutionnel a obligé le parti à faire une nouvelle proposition.
L’article 7 précise en son alinéa premier : «L’Institution de l’Opposition Démocratique est dirigée par un conseil de supervision composé des représentants investis d’un mandat de député, de sénateur ou de membre d’un conseil municipal des partis politiques de l’opposition représentés à l’Assemblée nationale. Le rôle de chacun des membres y est défini en fonction du nombre de députés de sa formation politique». Et en son article 8 (alinéa premier) : «Le Président du Conseil de l’institution de l’opposition est le représentant désigné de la formation politique qui a obtenu le plus grand nombre de siège à l’Assemblée Nationale aux élections législatives générales les plus récentes parmi les partis politiques de l’Opposition Démocratique. En cas d’égalité de sièges, entre deux ou plusieurs partis, le critère de départage retenu est celui du nombre de voix obtenus par la liste nationale de chaque parti».
Le Président Ahmed Ould Daddah, Chef de file sortant de l’Opposition démocratique, a expliqué son absence à la cérémonie par le fait que son parti a boycotté les élections et ne reconnait donc pas tout ce qui en découle. L’explication aurait été donnée au cours d’un entretien téléphonique entre le nouveau et l’ancien. De son côté, le Président de l’Union pour la République (UPR), Me Sidi Mohamed Ould Maham a félicité le nouveau Chef de file avant de lui adresser une lettre rendue publique. Il souhaite que cette mise en place du Conseil de l’Institution de l’Opposition participe à la normalisation des rapports entre les acteurs politiques.
Le premier défi du nouveau bureau de l’Institution de l’Opposition Démocratique, est bien celui de la reconnaissance.
Il aura besoin d’être reconnu par les pouvoirs publics. Cela se traduira par une rencontre – le plus vite possible – entre le Président de la République et l’Institution dans les conditions que prévoit la loi sur le Statut de l’Opposition. C’est-à-dire qu’entre le Bureau et le Président de la République, les échanges concerneront la situation générale du pays. Il n’est pas exclu qu’en arrivant chez le Président, le nouveau Bureau apporte avec lui des propositions claires et des prédispositions avérées en vue d’une reconnaissance mutuelle à même d’assurer l’apaisement des relations entre les protagonistes politiques.
Le Bureau aura besoin de la reconnaissance des autres partis d’opposition. Ce sera difficile, vu le risque que peut faire peser la redynamisation de l’Institution sur le Forum national pour l’unité et la démocratie (FNDU). En effet, dans un débat apaisé et sur une scène normalisée, il n’y a pas de place pour un rassemblement somme toute informel, surtout si l’Institution réussit à se forger un champ d’action et à ouvrir de nouvelles perspectives. On peut se demander alors comment réagiront les partenaires de Tawassoul après l’intronisation du parti dans le leadership légal (et institutionnel) de l’Opposition démocratique.
La désignation d’un Chef de file de l’Opposition Démocratique et d’un Bureau dirigeant peut servir de déclencheur d’une dynamique de dialogue, de concertation et de normalisation des relations entre les protagonistes politiques. La portée de ce «déclencheur» dépendra de la volonté et du savoir-faire d’abord de Tawassoul, ensuite du Pouvoir en place.
On nous promet mille et un déchirements, on va même jusqu’à tout faire pour instaurer un climat délétère en espérant qu’un jour une explosion se produise et qu’elle entraine avec elle le pouvoir en place.

Les prophètes de malheurs oublient qu’en noircissant l’avenir, ils nous dégoûtent du futur qu’ils nous proposent. Ils oublient aussi qu’ils participent à la dé-légitimation de la parole publique et sa décrédibilisation. Il est vrai cependant que l’entretien de propos qui participent de l’autodénigrement en vue d’affecter l’image du pays, nous fait faire un pas de plus vers la désagrégation sociale. A qui cela peut-il profiter ? A personne finalement.

lundi 3 novembre 2014

Prêcher dans le désert, Explorer le champ religieux pour comprendre

Il s’appelle Zekeria Ould Ahmed Salem, plus connu sous le nom familial Dine Ould Denna. Il est une sommité du monde de la science politique et est auteur d’une thèse magistrale consacrée à «la politique par le bas» qui permet d’explorer quelques-unes des productions littéraires et de prêches de chefs religieux connus, pour faire la démonstration que la Mauritanie n’est pas une exception en la matière. Il est aussi auteur (ou co-auteur) de plusieurs ouvrages dont le dernier a pour titre : «Prêcher dans le désert. Islam politique et changement social en Mauritanie», paru chez Karthala en juin 2013.

Au commencement était la République Islamique de Mauritanie, une appellation qui fondait la vocation «religieuse» d’une Nation qui restait à construire, d’un espace qui restait à transformer en pays, d’une société qui était appelée à évoluer et à dépasser ses stratifications, à vaincre ses peurs pour s’engager résolument sur la voie du progrès qui menait fatalement au Progrès. Le nouvel Etat était une promesse d’égalité citoyenne, de justice citoyenne, d’administration citoyenne… Plus d’un demi-siècle après la proclamation de l’indépendance, qu’en reste-t-il ? et surtout où en est la République «Islamique» ?
Après plus de vingt ans de fructueuses recherches, le politiste (et sociologue) Zekeria Ould Ahmed Salem se penche sur les «luttes et (les) mobilisations religieuses» dans notre société d’aujourd’hui. Ce qui lui permet de flairer «une sphère publique islamique» qui voit se mouvoir toutes les expressions de la pensée d’inspiration religieuse : des plus radicales aux plus modérées. Le rapport «Islam, ethnicité, esclavage» retient son attention parce qu’il permet de voir (et certainement de comprendre) comment la religion est devenue un enjeu dans les luttes de classement et de placement dans une société en mutation. Mais le contexte mauritanien est-il singulier, se demande Ould Ahmed Salem ?
La démarche du chercheur consiste à aller de l’événement – l’autodafé de 2012 – pour faire la genèse de cette évolution qui a consisté à conquérir le champ du religieux pour légitimer sa cause et son action. Chaque acteur politique cherchant à ancrer son action dans un Islam «authentique», «originel», «vrai»…
«Il était reproché à cette littérature vénérée localement non seulement d’avoir légitimé depuis des siècles l’asservissement des populations maures noires arabophones, les hratin, mais aussi de constituer encore aujourd’hui un obstacle majeur à l’application effective par les juridictions du pays des lois criminalisant l’esclavage». D’où l’autodafé organisé par l’ONG anti-esclavagiste IRA de Birame Ould Dah Ould Abeid.
L’événement avait choqué l’opinion publique, laissant les conservatismes prendre le dessus dans une société qui n’a finalement rien oublié des réflexes d’antan. Du coup se posaient toutes les problématiques liées à l’émergence, au retour en force du religieux dans le champ politique par le truchement du social. L’Islam peut-il être le moteur de l’évolution politique et des transformations sociales ?
Zekeria Ould Ahmed Salem articule sa démarche sur six axes avant de conclure. La première partie est réservée aux «paradoxes de l’islam politique» en Mauritanie. Cet axe permet de faire la genèse de l’intrusion, puis de l’accaparement de la sphère publique par le fait islamique. L’Etat postcolonial qu’il fallait tropicaliser, à travers le recouvrement de son identité d’abord arabe (à travers l’arabisation) ensuite islamique à travers l’exigence plus ou moins violemment exprimée de conformer le quotidien à ce qui est supposé être les préceptes d’un Islam orthodoxe (aslamat achaari’ qu’on pourrait traduire par «la réislamisation de la rue» et qui commençait par l’interdiction aux restaurants d’ouvrir pendant le mois du ramadan et finissait par la séparation des genres, la fin de la mixité).
Le contour de ces questions est fixé par un historique des évolutions d’une République «enfin islamique», avec notamment les réformes éducatives qui ont toutes voulu ancrer cette identité religieuse et cette orientation de l’Etat-Nation. Mais se pose à la fin du processus, la problématique née des «mutations de l’autorité religieuse», notamment dans son aspect rapport entre «confréries et oulémas».  
Le deuxième axe est consacré à l’Islam politique institutionnel à travers le parcours du parti Tawassoul qui regroupe les «Islamistes modérés». La genèse du parcours nous conduit à redécouvrir les débuts mouvementés et incertains de la mouvance, son passage par la «phase islamo-nationaliste» avant sa reconnaissance publique comme parti politique.
En troisième moment, nous explorons avec Ould Ahmed Salem «la face cachée» de l’islamisme politique, celle qui a donné la violence politique armée (terrorisme) mais aussi quelques expressions violentes dont la plus récente est celle prônée par le groupe Ahbab Arrassoul (les amoureux du Prophète, PSL) né à la suite de la publication de l’article blasphématoire fin 2013. Cette manifestation apparue bien après la publication de l’ouvrage, est justement la preuve de «l’indigénisation de la menace», qu’elle prenne l’ampleur d’un mouvement terroriste ou celle d’une réaction rétrograde et vindicative. Elle est l’aboutissement de l’«escalade annoncée» déjà par l’ouvrage.
C’est le lieu de réfléchir aux causes et manifestations de l’extrémisme, de le voir dans le sillage de «la menace globale», de plonger dans les racines du rapport entre théologie et politique pour déceler les chemins qui les mènent l’une à l’autre. C’est bien sur ces chemins sinueux et chaotiques qu’il faut trouver les sources profondes de la violence politique comme exacerbation de la lutte identitaire qui consiste à un moment à trouver une place pour soi sur l’échiquier. Tous les moyens sont alors bons pour y arriver. La stratégie élaborée officiellement pour lutter contre l’extrémisme religieux vise la «déradicalisation», mais elle risque d’être rapidement dépassée si l’on ne prend pas en compte «les inégalités ethniques et (les) luttes socioreligieuses» qui sont le terreau de la violence à craindre le plus. C’est justement pour explorer ces influences que le fait religieux exerce sur le devenir sociopolitique du pays, que se construit le quatrième axe de l’ouvrage.
Le retour à l’unicité de Dieu permet de rappeler que le Maitre de l’Univers, le seul Maitre de tout et de tous n’est autre qu’Allah. A ce Maitre nous appartenons tous et pas à un autre. Commence la démarche du retour à l’Islam orthodoxe (ou originel), celui qui faisait de Bilal un homme libre et le premier muezzin de l’Islam. Cette démarche prend chez nous des dimensions épiques et tragiques parce qu’elle se confond avec une âpre lutte d’émancipation pour l’évolution d’une frange de la société, les hratin. Les «(dé)constructions religieuses de l’esclavage» vont permettre de contester la pratique abjecte de l’esclavage, mais en même temps elles ouvrent sur l’appropriation des arguments religieux afin de les utiliser dans le discours anti-esclavagiste.
Quand un journaliste demande à Birame Ould Dah Ould Abeid s’il conteste les préceptes de l’Islam, il lui répond sans ambages : «Je suis un salafiste qui croit profondément aux préceptes de l’Islam originel, orthodoxe». A un moment donné d’ailleurs, le parti islamiste ainsi que les militants de la mouvance, ont cherché à récupérer, sinon à accompagner l’IRA de Ould Abeid. Ce qui leur a valu l’obligation pour eux de s’en éloigner au plus après le fameux autodafé. «Une république islamique contre l’esclavage ?», c’est l’une des questions que se pose le chercheur à ce niveau de sa brillante démarche.
L’appropriation de l’outil religieux – symbole d’une légitimité recouvrée – continue avec «l’intrusion» plus ou moins organisée dans les espaces religieux comme la mosquée. La religion, après avoir été un outil d’inféodation utilisée par une aristocratie qui n’acceptait pas de se démettre, devient le cadre d’émancipation pour les opprimés historiques victimes directes ou indirectes de l’esclavage. Ce qui se traduit par une autonomisation des communautés hratine par rapport aux anciens maitres. C’est ainsi qu’il est courant de voir aujourd’hui des imams haratine diriger les cérémonies de mariage, d’enterrement, mais aussi les prières obligatoires quotidiennes, celles des fêtes. On doit considérer cela comme une évolution positive dans la mesure où il est la consécration d’un progrès des mentalités. Mais cela prend des tournures risquées quand cette intrusion s’accompagne de violences verbales ou pratiques à l’image de ce qui s’est passé dernièrement dans certaines mosquées de Nouakchott.
Il faut rappeler cependant que si les oulémas jouaient pleinement leur rôle dans la diffusion d’un Islam tolérant, ouvert, égalitaire et juste, ces conflits seraient depuis longtemps dépassés. Boubacar Ould Messaoud, président de SOS-Esclaves, la première ONG à vocation anti-esclavagiste, nous dit dans une interview à un organe de presse local : «Les esclaves ayant été asservis avec des arguments tirés de la religion, il conviendrait donc que les oulémas adoptent une position claire et prennent la parole pour soutenir cette loi {la loi criminalisant l’esclavage, ndlr}. Ils doivent parler du haut des tribunes des mosquées et partout ailleurs pour critiquer le phénomène de l’esclavage et démentir tout lien entre esclavage et islam. Si cela était fait, cela suffirait largement aux esclaves dans leur quête de liberté» (page 212).
Pour conclure ce chapitre Zekeria Ould Ahmed Salem nous dit : «Le débat sur les hiérarchies sociales, perçu dans les faits comme politique et non religieux, n’arrive pas pour autant à éviter d’invoquer l’islam. Ce paradoxe était sans doute appelé à durer tant que les hratin eux-mêmes n’avaient pas pris sur eux de procéder de façon énergique, et avec des arguments religieux, à la délégitimation religieuse de l’inégalité de naissance. Désormais entamé de façon spectaculaire, ce processus devrait s’accentuer avec l’accession croissante des membres de cette catégorie sociale à des positions d’autorité religieuse.» (page 227)
Le sixième et dernier axe de cette belle réflexion traite de la pratique islamique à travers la Charia comme inspiration du droit appliqué en Mauritanie ; le statut du personnel qui avait été conçu pour être une révolution dans le domaine des rapports sociaux et qui a finalement été réduit à un texte de loi qui ne remet pas en cause les fondamentaux de ces rapports ; et l’esclavage qui reste une pratique bien ancrée malgré la loi le criminalisant et les actions spectaculaires des ONG. Dans ce chapitre, des exemplaires tirés du vécu mauritanien sont donnés.
En conclusion, «l’islam devait alors servir à la consolidation nationaliste, de pair avec d’autres transformations globales de la société (sédentarisation, scolarisation de masse, démocratisation, etc.). mollement chassé par la porte par les premières autorités postcoloniales de la République islamique (suprême paradoxe !), l’espace public confessionnel était revenu d’abord et avant tout par les multiples fenêtres des réformes éducatives, de la résurgence du nationalisme arabo-musulman, des mutations sociales d’origine écologiques ou politiques, etc. dans ces conditions, le renouveau islamique semble s’être situé à la croisée des effets des politiques publiques religieuses, du changement social et des luttes politiques.»
C’est bien parce que «les politiques de l’Etat, les luttes sociales ou les diverses formes d’expression des rapports de force peuvent se décliner en autant de querelles théologiques ou jurisprudentielles, et inversement. Mais si tel est le cas, c’est moins parce qu’il y aurait une inévitable homologie entre religion et politique en islam que parce que les enjeux politiques, le sens social des croyances religieuses et les rapports sociaux évoluent de concert. En l’occurrence, le répertoire islamique apparait comme l’horizon moral de l’imaginaire social plutôt que comme la matrice ultime des changements sociaux.»


Encadré :
Zekeria Ould Ahmed Salem,
Politiste, sociologue et observateur averti

Titulaire d’un Doctorat (nouveau régime) avec mention «Très honorable» en sciences politiques à l’institut d’études politiques de l'université de Lyon 2 en France, Zekeria Ould Ahmed Salem revient au pays où il continue son travail de recherches par l’observation du terrain et par l’accumulation d’une production immensément riche en discussions et réflexions sur les réalités sociales et politiques du pays. Il devient professeur à l’université de Nouakchott en 2002 après avoir été maitre de conférences pendant cinq ans. Il accède au titre de «professeur habilité» en 2011 alors qu’il s’était déjà taillé une place de choix au sein de la communauté des chercheurs et enseignants spécialisés de la Mauritanie. il a été, à ce titre, maître de conférences invité à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (2003), visiting fellow au Centre d'études africaines de Leyde aux Pays-Bas (2008), fulbright visiting scholar à l'université de  Floride aux USA (2010), senior international fellow à l'Institut d'études avancées de Paris (2012) et de Nantes (2013).
Ce disciple de François Bayard participe justement à vulgariser, à expliquer, à «prouver» les thèses avancées par cette école moderne de science politique. Notamment avec sa thèse qui avait pour titre : «Retour sur le politique par le bas. De quelques modes populaires d’énonciations du politique en Mauritanie» et où il revenait sur les textes des Mauritanides, sur les prêches de Mohamed Ould Sidi Yahya et même sur les berceuses (tmaari) du Mahsar. Arrivé aux sciences politiques par la philosophie (il a beaucoup travaillé Kant), il avait choisi pour son mémoire de DEA : «La formation de l’Etat moderne dans deux pays du Maghreb : l’Algérie et la Mauritanie».
Il a co-écrit en 2004, «Les trajectoires d'un Etat-frontière : espaces, évolutions politiques et transformations sociales en Mauritanie» (éditions du CODESRIA, Dakar). Il a aussi écrit plusieurs articles dans des revues spécialisées sur l’esclavage en Mauritanie, sur l’islam et l‘islamisme dans la région du Sahel, sur les migrations, sur l’économie politique des ressources naturelles.

Il a été pour nous, à La Tribune, d’un très grand apport au tout début du lancement du journal où il signait sous son nom familial «Dine Ould Denna». Il a signé de nombreux articles et dirigé des dossiers consacrés à l’évolution sociale et politique de la Mauritanie.

dimanche 2 novembre 2014

Les risques terroristes

Il y a quelques semaines, quatre jeunes mauritaniens ont été arrêtés à Zouérate après avoir fait l’objet d’une filature et d’une surveillance rapprochée de la Gendarmerie nationale. Les enquêteurs ont découvert chez l’un d’entre eux une vidéo qu’ils se préparaient visiblement à rendre publique. Elle montre trois d’entre eux prêtant allégeance au groupe de l’Etat Islamique dirigé par Aboubekr Al Baghdadi, autoproclamé Calife de cet Etat. Transférés à Nouakchott, l’un d’eux a été libéré sans suite, alors que les trois autres continuent de suivre la procédure qui les mènera certainement devant la Justice pour association de malfaiteurs en vue de mener des actions terroristes.
Ce qui frappe chez ces trois individus, c’est d’abord leur jeunesse : le plus âgé est né en 1981, les deux autres en 1988 et 89. L’un d’entre eux travaille comme électricien, l’autre comme laborantin alors que le troisième dirige une école coranique. Celui-là a été accusé en 2008 d’appartenance à un groupe terroriste et pour cela emprisonné jusqu’en 2010. Il fait partie d’un groupe ayant bénéficié d’une grâce présidentielle. Le voilà qui revient à l’action. Il est quand même le premier à revenir parmi les repentis de ces années-là.
Dans la vidéo, on les voit un à un prêter allégeance en imitant les positions des assassins ayant procédé à la décapitation des otages occidentaux : le couteau à la main gauche, un léger foulard sur la tête (l’un d’eux le faisait à visage découvert) et le drapeau noir frappé de la profession de foi des Musulmans se déployant au-dessus des têtes.
Au cours de leur interrogatoire, ils ont reconnu avoir agi en vue d’aller guerroyer en Syrie et en Irak aux côtés des combattants de l’Etat islamique. Ils n’ont cependant pas fait état de projets en Mauritanie. Ni de liens avec l’extérieur. L’un d’eux a fait état d’un message de soutien adressé par l’un des prisonniers salafistes de Nouakchott. Ce qui pose le problème de l’isolement – vain finalement – de ces prisonniers dont certains continuent visiblement à avoir des contacts avec des candidats au Jihad.
Mais au-delà de l’avertissement que le fait constitue, l’affaire n’est pas aussi grave qu’on essaye de le présenter. Il s’agit plus d’amateurs peu déterminés à aller jusqu’au bout et sans moyens pour justement accomplir ce qu’ils croient être une mission. Même si cela commence toujours par une banalité du genre…
Les autorités ont raison cependant d’agir avec fermeté et rigueur : les trois compères vivaient à Zouérate, le poumon minier du pays, là où résident actuellement un demi-millier d’étrangers et où la Mauritanie doit assurer pour éviter un scénario à la Aïn Eminas, quand un groupe de terroristes avait semé la panique dans ce complexe gazier algérien.
Il faut rappeler qu’en juin 2005, la garnison de Lemghayti avait été attaquée par le groupe de Bellawar avec le bilan qu’on sait : 17 morts mauritaniens et 5 Jihadistes. Puis vint la série noire de 2007-2008-2009 avec notamment : Tourine (12 morts décapités), Ghallawiya, Aleg (touristes français), Nouakchott (un américain assassiné à Nouakchott), puis les enlèvements d’humanitaires espagnols, de touristes italiens, et surtout les attaques contre Bassiknou, Nouakchott, les tentatives d’attentats spectaculaires, les morts de policiers mauritaniens… Une série d’attaques lancées par Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) contre notre pays qui a vite compris qu’il ne pouvait compter que sur lui-même.
A partir de 2009, l’Armée mauritanienne va commencer à reprendre l’initiative notamment en montant des unités spécialisées dans la lutte contre le terrorisme. C’est en juillet 2010, l’expédition qui permet de mettre en déroute les unités combattantes d’AQMI qui s’apprêtaient à faire route vers la Mauritanie. En 2011, le démantèlement des bases avancées de AQMI dans la forêt malienne de Wagadu, puis la débâcle des assaillants aux portes de Bassiknou et enfin le rapt de certains intermédiaires qui avaient servi de monnaie de change dans la libération des otages occidentaux enlevés en Mauritanie (Espagnols).
Dans cette guerre préventive – il faut le dire et le répéter – l’Armée mauritanienne a évité à notre pays un destin semblable à celui du Mali qui a fini par sombrer dans le chao imposé par les groupes terroristes installés dans un Nord abandonné par le pouvoir central. A l’époque aucun pays n’avait voulu venir en aide à la Mauritanie qui a dû guerroyer seule. Si aujourd’hui, on peut s’enorgueillir d’avoir la paix chez nous en sentant loin de nous la menace terroriste, c’est bien parce que notre Armée a su et pu nous protéger au moment qu’il fallait.
Seulement, il ne faut jamais oublier que les risques de résurgence de groupes autoproclamés jihadistes dépositaires de la légitimité divine, que ce risque est toujours là. Vigilance donc !