jeudi 13 novembre 2014

A chacun «son» Habib

Il m’épatera encore et encore, mon ami Beddah, celui que vous connaissez tous sous le nom de «Habib»… Je sais aujourd’hui que chacun de ceux qui l’ont connu est convaincu de l’avoir pratiqué, compris à lui seul. Chacun de ceux-là croit qu’il lui a été le plus proche, le plus attaché… Comprenez donc que chacun d’entre eux ait «son» Habib…
Voilà treize ans qu’il nous a quittés… nous ne sommes toujours pas d’accord sur ce que fut Habib, ce qu’a été Beddah. Chacun croit en «un» Habib, «un» Beddah… Personne d’entre nous n’a au fond le droit de remettre en cause cette appropriation, même si parfois elle prend l’allure malsaine d’une «utilisation» (pour éviter de dire «instrumentalisation»)…
On a tendance quand on parle des écrits de Habib de donner une trop grande importance à l’influence de ses lectures «des classiques français» pour en citer les plus connus. Dans aucun moment de toutes les interventions que j’ai entendues ces jours-ci ne fait référence à Frédéric Dard, le père de San Antonio, celui qui a eu sans doute le plus d’influence sur l’écrivain que fut Habib.
Mais en réalité Beddah est le produit d’une culture profondément ancrée dans la tradition Bidhâne. S’il lui arrive de citer un poème de Lamartine – exclusivement «le lac» - ou Apollinaire – exclusivement «sous le pont Mirabeau» - ou encore Alfred de Vigny – exclusivement «la mort du loup» -, ce ne sont pas là ses poètes préférés quand on sait toute l’adoration qu’il vouait à Charles Baudelaire, à Victor Hugo, mais surtout aux parnassiens. Son attachement à l’école des Parnassiens s’explique sans doute par la conception qu’ils ont de l’art qui ne peut servir le social et le politique pour eux. Là réside le second quiproquo qu’on peut relever chez les commentateurs de l’œuvre de Habib : l’homme n’a jamais été porté sur l’engagement politique, ou même sur la réflexion politique. Ce qui ne l’empêche pas cependant de soutenir des causes humanistes nobles mais toujours sans parti pris.
Pour revenir au premier quiproquo, celui qui consiste à croire que Habib est le produit d’une culture française «classique», l’auteur s’est remémoré les poèmes cités plus haut à l’occasion de la découverte de grands génies de nos latitudes. Quand on arrive à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Nouakchott, l’école est en pleine ébullition.
D’abord la présence d’ainés souvent issus du «concours professionnel» qui permet à des instituteurs ayant déjà fait carrière et «roulé leurs bosses un peu partout» de revenir sur les bancs pour compléter un cycle de formation de professeurs. Cette longueur d’avance leur donnait un ascendant certain sur les jeunes bacheliers plus «nouakchottois» que «mauritaniens» et qui se retrouvaient là comme par effraction, au moins par accident. Avec eux, nous redécouvrions M’Hammad Ould Ahmed Youra, Mohammad Ould Adouba, Sidi Mohamed Ould Gaçry sur lesquels ils travaillaient déjà (avec plus ou moins de talent) dans le cadre de leurs mémoires de fin d’année. Les envolées lyriques de l’école tagantoise (du Tagant), le romantisme poignant de l’école du Trarza ont sans doute «poussé» Habib à se concilier avec les auteurs étrangers, romantiques et même symboliques, dont les textes étaient imposés dans le cursus scolaire. La relation avec les textes n’était plus la même : comparés à ceux des nôtres, ces textes prenaient toute l’ampleur de l’humaine condition. Naissaient alors chez lui tous ces questionnements autour du temps qui passe et avec eux la mélancolie, le souvenir toujours pressant du Paradis perdu, le rapport ambigu avec le temps dont on veut faire un lieu.
Il y a eu ensuite cette classe d’enseignants et encadreurs nationaux et étrangers qui ont eu leur influence certaine. Pour ne parler que des Mauritaniens, c’est l’époque où feu Jamal Ould el Hacen faisait sa fulgurante entrée dans les amphithéâtres de l’école dirigée par cette personnalité extraordinaire qu’était Mme Simone Ba, épouse de Ba Bocar Alpha, l’un des bâtisseurs pionniers. L’énergie débordante de la directrice, le professionnalisme de l’encadrement et la compétence du corps enseignant explique largement cette exigence de qualité qui faisait l’ENS de ces années-là.
Il y avait enfin la buvette de l’école qui servait de cadre d’échanges aux étudiants friands de savoirs et d’originalités. Débats politiques animés et certes passionnés, mais aussi discussions philosophiques et littéraires de grand niveau. C’est l’époque où l’on croquait en plein dans le patrimoine culturel local, où l’on découvrait les génies de cette culture que la vie citadine nous avait cachés.
Plus que tous ses compagnons et amis, Habib qui avait grandi dans un milieu dont il n’a rien oublié, était plus disposé à digérer cette culture et à se l’approprier. L’expérience d’Aïoun (Hodh) va approfondir ce ressourcement durant les quatre ans qu’il passera là-bas.

La maturation de l’expérience et de la réflexion amène Habib à animer Mauritanides, la rubrique qui fera sa notoriété. La rubrique du temps qui ne passe pas fixe définitivement la personnalité de l’homme. Pour nous révéler un Beddah qui est la somme de mille et une inspirations qu’il est difficile de circonscrire à sa seule dimension de professeur de Français. Il est beaucoup plus que cela et le restera.