mardi 9 juillet 2013

La faillite démocratique

Les évènements d’Egypte posent encore une fois la problématique de la démocratie dans le Monde arabe. Voilà un pays, vieux comme le temps, qui n’arrive pas à gérer sa diversité culturelle (religieuse), sa pluralité politique et son dynamisme social. C’est bien pour avoir failli dans ses tentatives de «digérer» puis de reproduire le modèle démocratique moderne que l’Egypte se retrouve aujourd’hui dans l’impasse.
Pourtant c’est ici qu’est né le premier courant de modernisation de la pensée arabe. C’est ici que la Nahda, cette renaissance avortée, a eu ses meilleurs prophètes. Tous ont malheureusement échoué à faire de la grande révolution culturelle (du 19ème et début 20ème siècles), un phénomène politique progressiste. Le génie de la pensée est alors resté au niveau de la production culturelle (musique, poésie, roman, théâtre…). La pensée politique n’a pas suivi et la soif de liberté n’a pas abouti à une exigence de participation populaire à la gestion des affaires. Sur le plan politique, le carcan est d’ailleurs resté le même.
Les révolutions se sont succédées et ont fini par se ressembler. Celle de Nasser comme toutes les autres. En terme de qualité, elle n’a pas apporté grand-chose à la pensée politique moderne arabe qui est restée là où elle était : avec une profonde aspiration au statu quo et une pressante demande d’autoritarisme.
C’est en fait en Tunisie qui semble avoir trouvé la voie dans une sorte de concorde nationale rendue possible par une alliance entre les Frères Musulmans de la Nahda et les franges laïques de la scène politique tunisienne. Le processus tunisien a été fait en douceur.
Un coup d’Etat constitutionnel a permis, avec la complicité de l’Armée qui a refusé de tirer, d’amener au pouvoir une équipe de réformateurs. Des gens qui ont travaillé avec l’ancien régime sans se salir, ayant donc une expérience de l’exercice du pouvoir et en même temps la capacité de satisfaire quelques-unes des aspirations du moment.
Des élections ont été organisées. Elles visaient à choisir les personnes qui devront faire partie de la Constituante ayant pour mission première d’élaborer une nouvelle Constitution pour le pays. Des élections régulières et qui ont donné vainqueur le parti de la Nahda, celui de la mouvance islamiste modérée. En fondant une coalition qui lui permettait non seulement d’exercer convenablement le pouvoir, mais aussi de donner les gages de sa bonne volonté à vouloir impliquer le plus de segments politiques de la société tunisienne, le parti Nahda a permis à la Tunisie de passer le premier cap de l’instabilité. Bien sûr qu’il faut compter avec la violence des Salafistes et leur volonté d’en découdre avec tous les pans de la société. Avec aussi les relents et les vieux réflexes qui tenteront de réhabiliter l’ancien. Mais il faut se dire que la Tunisie a capitalisé son passé et son expérience.
La Tunisie a aboli l’esclavage en 1846 (deux ans avant la France), a eu sa première Constitution en 1861, cette Tunisie-là avait pris forcément une longueur d’avance sur le reste du Monde arabe. Ajouter à cela tout l’héritage bourguibien (de Habib Bourguiba, le premier président tunisien) : la scolarisation systématique, l’émancipation de la femme, la désacralisation de tous les aspects de la vie… bref tout ce qui fait que la Tunisie est restée la contrée arabe la plus ouverte sur l’Occident en particulier, sur l’Autre en général. Mais cela n’empêche pas quelques secousses qui ont déjà eu pour conséquence la démission du chef d’Etat Major et les profondes divergences entre les coalisés au pouvoir.
J’écrivais ici le 9 mars 2012 pour répondre à la question de savoir s’il s’agissait d’un «printemps» ou d’une «révolution» : «La Tunisie qui a le potentiel humain, devra cependant éviter les dérives dont les risques sont déjà là. Avec notamment cet activisme «débordant» des salafistes, ces tentatives de revenir sur des acquis de Modernité (place de la femme, de l’éducation moderne…) et aussi les dommages collatéraux du théâtre libyen. Quand la Tunisie aura dompté ses démons, aujourd’hui en phase d’excitation, on parlera alors d’un cheminement révolutionnaire qui aura abouti à une démocratie apaisée.
En Egypte, de quoi va-t-on parler ? d’une résurgence de l’ancien régime à travers la trop forte présence de l’Armée ? d’un blocage social à cause de la récupération politicienne de la «révolution» qui n’a pas dépassé le stade d’une rupture sociale ? d’un foisonnement qui va peut-être donner quelque chose de mieux que ces conservatismes qui ont profité du désarroi des électeurs et de leur crédulité ? de tout sauf d’une révolution ou d’un printemps.
Point de fleurs écloses, point d’oiseaux chantant, point d’herbe qui verdoie… Rien de ce qui donne un printemps n’est là. Même s’il est vrai qu’on a changé de saison. Mais comme si on changeait de partenaire au cours d’une danse endiablée dont les pas s’accélèrent sans que le rythme change…»
Le 10 juillet 2012, j’écrivais toujours ici : «Avec la guerre civile en Libye, en Syrie, au Yémen… l’instabilité au Bahreïn, et même en Egypte où les marques des nouvelles autorités restent à fixer, et en Tunisie où les pressions conjuguées des salafistes et des ténors de l’ancien régime troublent l’évolution.
Elle est loin la «révolution arabe»… Loin de nous. Comme la première (celle qui a vu l’identité se définir par rapport à l’Empire Ottoman) et la seconde (celle qui a eu la bataille de l’indépendance et de l’unité comme moteur), la troisième révolution semble avorter. Une fois de plus elle a été détournée. Et si elle a effectivement servi à libérer certains peuples d’un joug qui n’a que trop duré, elle n’a pas encore permis le recouvrement de la dignité et de l’autonomie complète des peuples concernés.
C’est à peine si elle n’a pas servi ce qu’elle nous disait combattre jusqu’à présent. Elle a permis une sorte de trêve avec Israël : la cause palestinienne est «oubliée», au moins temporairement, en tout cas elle n’occupe plus les esprits au moment où Israël fait ce qu’il a toujours fait. Elle a permis la destruction des forces qui ont tenu tête jusqu’à présent à l’ordre hégémonique de l’Occident en général. En effet, personne ne peut prévoir le temps que prendra la reconstruction d’une Syrie viable après tant de destructions.
Elle a permis de dilapider tant de ressources financières provenant des richesses des pays du Golf en vue de payer les services des Armées conquérantes de l’OTAN et/ou d’armer les mercenaires et les groupes armés pour renverser tel ou tel régime.
A qui profite tout cela ?»

Et le 2 décembre 2012 : «C’est qu’en Egypte, comme en Tunisie, les Islamistes se sont confrontés aux réalités du pouvoir, à la gestion quotidienne de la vie publique, à la soif d’avoir tout et tout de suite… le manque de maturité ou tout simplement le calcul – si ce n’est une réalité qui se révèle au grand jour -, ont fait que ce pouvoir qu’on disait «révolutionnaire» et dont on attendait de nettes ruptures avec le passé et des options claires pour la Modernité, ce pouvoir s’avère une rumination de ce que les peuples arabes ont vécu jusqu’à présent. Le risque de voir simplement la révolution se traduire par un changement d’oppresseurs est grand. Dommage.»