jeudi 20 mars 2014

La Francophonie en Mauritanie

J’ai entendu récemment qu’un député de l’Assemblée nationale a déchiré le rapport de la commission financière sous prétexte que ce rapport était rédigé en Français. La Communauté urbaine de Nouakchott (CUN) a pris la décision d’interdire l’utilisation du Français dans son administration… La francophonie recule dans le pays. Mais a-t-elle jamais existé en Mauritanie ? Pour essayer de répondre, je vous propose un extrait d’un Mauritanide de Habib Ould Mahfoud :
«Les premiers “francisants” de Mauritanie ont appris la langue de Ben Jelloun et de Senghor à Marseille où il séjournèrent en qualité “de types indigènes des comptoirs français de l’Afrique de l’Ouest”. Ils revinrent avec de petits miroirs ronds, du savon, du sucre roux, des billes multicolores et des mots comme “cimong” (pour “ciment, avec l’accent marsellais”), perrong” (perron, véranda), “tou z’embêtes”, “tant pis”, “Vaichê” (fais chier), “wanter” (inventaire), “bongbong” (bonbon), etc...
Pas encore de quoi obtenir le tiers des sièges à l’Académie Française. Les premières écoles ouvrirent leurs portes au début du siècle. (Entre 1907 et 1911, je crois) à Atar, Boutilimit et Méderdra. On passait le premier semestre à apprendre à lire et à écrire “I, u, o, a, e, é, ê” et le dernier trimestre à se faire “teu, peu, neu, meu, reu, veu, leu, deu, beu”. La deuxième année, les élèves apprenaient les verbes du premier groupe, à tous les temps y compris le plus improbable (“encore eût-il fallu que tu le mangeasses”). La troisième année l’élève méritant était bombardé interprète, c’est-à-dire deuxième personnage du bled derrière le français de service. La qualité de cet interprétariat influença durablement les relations colonisateurs-colonisés, l’interprète n’interprétant que ce qu’il peut bien interpréter. Avec 5 voyelles, 9 consonnes et 12 verbes du premier groupe, même à l’imparfait du sub, ça ne peut pas chercher loin. Soit en Hassania ou Pular la proposition : “Dis au. Blanc qu’il nous emmerde chaque fois avec ses histoires de corvée de bois, d’eau et de gibier, On peut lui montrer une place où il peut avoir tout ça en même temps, si c’est ça qui l’a fait venir de chez lui ».
Ça passe par l’interprète et ça donne “toi, Mouasié, lui parier, lui parlassiez, heu… lui eûmes parlé toi monter aller arriver manger petit manger chercher”. Normal qu’après les français trouvent les Mauritaniens complètement zinzins et les Mauritaniens les français très, très bizarres.
Beaucoup plus tard, j’allai moi- même à l’Ecole. La Mauritanie était déjà indépendante (je le sus beaucoup plus lard) mais les programmes étaient restés inchangés. Le matin, du lever du soleil jusqu’à midi (je l’appris plus tard) on nous enseignait le français. Après la prière du Zohr et jusqu’à celle du ‘Asr on apprenait l’arabe. Je vais vous raconter un peu de mes souvenirs de francophone.
La première journée, parti tôt du campement avec les autres élèves, j’arrivai à l’unique salle de classe au toit pentu. Ce n’était pas du tout évident, l’école. Ce fut la croix et la bannière pour s’installer correctement sur la table-banc. Je reçus une dizaine de coups sur les genoux (et sur les hiboux-choux comme on me l’apprit plus tard), pleurai un peu, reniflai beaucoup, renversai l’encrier, regardai dans toutes les directions puis me lassai dans mon coin. Je pensais à prendre la fuite mais le campement était loin et je risquais de mourir de soif. Je me fis une raison et attendis, il y eut l’appel, extrêmement impressionnant. Les noms des élèves que je connaissais si bien eurent tout à coup des résonnances de jugement dernier, des noms étrangers, étrangers, inquiétants. “Mouhammad” devenait “Mohamed”, “Woull” devenait “Ould”, Moukhtaar” devenait “Moctar”, La majorité des élèves de la classe étaient des “professionnels”, c’est à dire qu’ils étaient dans cette classe depuis trois ou quatre ans, La salle unique fit qu’ils ne passèrent jamais en classe supérieure. Il n’y avait que le CP1. Ils restaient donc au CP1.
Et c’est pourquoi ils répondaient “Prézan” avec aisance alors que moi je me demandais encore à quelle sauce je serais mangé. J’étais en fin de liste. “Ould Mafod”, Je ne reconnus pas mon nom. Et de toutes les façons je ne savais pas quoi dire, “Prezan” étant encore d’un niveau un peu trop élevé pour moi. Je bredouillai un vague “ouay”, soufflé par l’un des anciens. Puis on passa à la leçon : “i”. Je ne voyais qu’un intérêt très limité à cet “i” - là néanmoins je m’appliquais à le regarder pour le graver définitivement dans mon esprit. Habitué aux récitations coraniques, je mémorisai très facilement le “i” bien que je le trouvai assez limitatif. Il suffit cependant à remplir largement cette première journée à tel point que la leçon d’arabe - un cours de métrique, mo’alaqa du 5e siècle à l’appui ! - m’échappa complètement. D’un côté Qais:
Gardiens de la Nuit qu’est-il advenu des aurores
Et qu’est-il advenu de ceux qui nous aiment?
Et qu’ont les Etoiles, suspendues au cœur des Amants, à briller sans répit?
De l’autre côté de Syllabaire :“i”. Qais mordit la poussière, J’avais cinq ans et je ne pouvais pas répondre aux questions que posait le Poète. Par contre je saisissais parfaitement l’intensité tragique du “i”, sa terrifiante simplicité, sa gratuité.
J’apprenais les voyelles et les consonnes mais je ne savais pas encore à quoi rimait tout ça. Je récitai de toutes mes forces “un enfant nu, un enfant vêtu, un épi de mil, un canari”. Je reçus beaucoup d’information; notamment que “Toto tape Paté, Paté tape Toto, Papa tape Toto et Paté”. Ça ne me faisait ni chaud ni froid vu que je ne connaissais aucun des trois protagonistes de l’affaire, qui n’étaient pas du campement. Je ne connaissais pas non plus pourquoi on pouvait se taper dessus, les gens du campement ne m’en ayant jamais fourni l’illustration. Un “ancien” de la classe m’apprit que tout le monde tapait tout le monde à cause d’une sombre affaire de quinqueliba ou de dolo. Le quinqueliba, me dit-il, est bon pour “la colique” (le mot favori de notre syllabaire). Le Dolo, par contre, personne ne savait ce que c’était, même pas l’instit. Et pour cause : c’était du vin de riz spécifique à certaines régions sub-équatoriales. Nous étions dans une région saharosahélienne et nous étions musulmans. Et si puritains que parler français était déjà à la limite du “haram”, presque aussi grave que boire du vin ou manger du porc. Il n’empêche. Nous fîmes un bon bout de chemin avec le dolo et le syllabaire. Nous allions de girafe en éléphant et de manguier en Kapokier. Et “la colique” faisait des ravages. Rémi, Babadi et Fofana allaient et venaient, portant des fagots ou des canaris, en pirogue et à vélo, sous l’œil impavide du chef du village, qui attendait le Commandant.
Ce n’était pas le monde que je connaissais, il fallait inventer un espace dans ma tête pour caser le Nouveau Monde apporté par le français. Heureusement que notre école n’était pas fixe. Elle se déplaçait avec le campement.
C’est ainsi que le premier voyage de l’homme sur la lune nous trouva à l’ouest d’Aachkirkit. Nous faisions classe sous la tente sous la férule d’un instituteur qui passera plus tard pour l’un des grands maîtres de la poésie populaire mauritanienne. Poésie baroque, faut-il préciser. Les cours se déroulaient dans le calme, perturbés de loin en loin par l’irruption de quelque serpent ou la manifestation de quelque “colique”. Nous étions maintenant au CE1 et nous avions troqué le Syllabaire contre un manuel français pour classes du CM1 et CM2. La Grande aventure commençait.
Et l’aventure ‘francophone’ continue donc avec les nouveaux livres où le vin remplace ‘le quinqueliba’ où le cantonnier’ remplace “le tisserand”, “le sous préfet” le ‘marigot’... etc.
Nous nous moquions totalement de tout ça, ne sachant pas de toute façon de quoi s’agissait-il. Nous savions qu’après avoir casé le premier monde francophone dans nos têtes avec ses tirailleurs et ses cynocéphales sans queue il fallait trouver de la place pour le nouvel univers francophone, ses chasseurs aux gibecières en bandoulières et ses moulins à vent. Ces mondes étaient aussi irréels l’un que l’autre. Nous n’avions aucun repère pour pouvoir les appréhender. Nous saurons plus tard ce que c’était, d’être “francophone”. Nous fîmes notre bonhomme de chemin sur fond de Musset, de fables de la Fontaine, de Hugo, de révision des accords avec la France, de retrait de la zone franc, de problèmes de train Thiès-Bobo Dioulasso. Le monde grandissait avec nous.
Les fautes d’orthographe prirent le statut de péché capital. Les accords grammaticaux ne furent pas dénoncés par Mokhtar Ould Daddah. Et Dieu sait qu’ils nous étranglaient plus que les accords militaires rompus en février 73.
Quelques années plus tard, la francophonie militaire nous revint dans le fracas des Jaguars. Et là elle marqua un point définitif: un vieux rythme de la musique maure, l’Asarbat, fut réarrangé, corsé par la guitare électrique et rebaptisé Jaguar.
On reconduisit ainsi et sans le dire les fameux accords militaires avec une nouveauté: les accords de guitare. Les accords du participe malgré l’arabisation galopante et l’accord de Madrid qui avait consacré la partition du Sahara Occidental en 1975. Le Sahara ayant le tort de causer espagnol, ce qui était un affront dans cette partie de l’Afrique si francophone. Jusque-là il n’y avait pas eu de problème parce que l’Espagne, qui parlait espagnol était dirigée par Franco, la moitié déjà du mot magique. Mais Franco mourut et le Sahara ne se justifiait plus aux yeux des francophones. Le coup d’Etat du 10 juillet 78 se fit connaître par un communiqué numéro un rédigé dans un français assez moyen et resté dans les mémoires à cause d’un épineux problème de H aspiré au début de “héros”. Nous étions suffisamment grands pour se gausser du “français militaire’. Et nous nous en gaussâmes. Nous rigolions désormais de qui osait employer le passé simple en parlant, mais le passé était tout sauf simple en Mauritanie. Et encore moins simple que le futur. Disons que pour ne pas simplifier, le présent existait à peine.
Se succédèrent les militaires. S’effrita le concept de Nation. S’exaspérèrent les frustrations. Nous ne grandissions plus. Nous ne riions plus. La faute était la norme. Suspect le “francophone”. Les nationalismes arabes avaient le vent en poupe. Le monde était encore assez con pour vouloir «la monoculture». D’une répression à l’autre, la Mauritanie se perdait.
Au sommet de la francophonie de Bujumbura, Haidalla apprit qu’il avait été déboulonné. Le nouvel homme fort du pays s’appelait – s’appelle toujours d’ailleurs – Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya. “Un ami de la France”. Le chef de l’Etat-major des Armées françaises de l’époque, Jeannou Lacaze, rendu depuis à la vie civile et politiquement très très à droite, était le maître d’œuvre de “la restructuration du douze-douze”, comme on s’habitua à le dire par la suite, en français.
Je ne vous raconte pas les périodes où la Mauritanie, fâchée avec la francophonie, sombra dans le bordel le plus total, comme on dit chez nos valeureux dirigeants militaires si épris de paix, de liberté, de comptes en Suisse, de chamelles, de belles femmes, de Mercedes, de chocolats, de sandwiches et de justice, pour eux-mêmes, mais pour eux seuls.
 Cette période ne fut ni francophone ni arabophone. Ce fut la période du silence. On mourait dans les cachots, noyé dans la sueur et l’urine. On mourait à Oualata, dévoré par les yeux des geôliers. On s’aplatissait chez soi parce qu’on n’y était plus chez soi. On marchait à l’ombre pour ne pas avoir d’ombre. Rien ne se faisait. Tout mourait, se fanait, se flétrissait, pourrissait sur pied. Les années du silence.
Ould Taya arabisa ses ministres qui parurent à la télé bidon ânonnant des phrases arabes transcrites en français. Une nouvelle fois la France était l’ennemie. On sortait de la crise avec le Sénégal et de la guerre du Golfe. Le discours de François Mitterrand à La Baule, où il “conseillait’ la démocratisation à ses gardes-pays africains, était dans toutes les bouches. Radio et Télé Mauritanie raillaient la démocratisation imputée, ‘l’occidentalisation’, et saluaient l’interdiction du port du boubou sur les lieux de travail comme la décision du siècle, «attestant la clairvoyance et le patriotisme sans égal de la Direction nationale, et, à sa tête, le colonel Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, Président du CMSN, Chef de l’Etat». Ce n’était même pas ridicule. Nous n’eûmes pas le temps d’intérioriser l’idéologie boubouesque perçue comme un bouclier contre le discours démocratisant de la Baule et un abri anti-vent d’Est qui blablabla cocotiers bla bla…
 Le 15 Avril 91, la voix monocorde pousse au suicide du Chef du CMSN, président de l’Etat. L’Excellent colonel M, nous annonce «une série de mesures» où l’on parle entre autres d’élections pluralistes, des partis, de Constitution et tout le tremblement de rigueur. La veille, Michel Vauzelle était passé par là. Dans les milieux arabophones, on l’appelait «l’initiateur du complot judéo-maçonnique, visant à démembrer la Mauritanie et l’Irak». Dans les milieux francophones, il passait intensément inaperçu. La Mauritanie survécut au silence.
La francophonie nous revenait avec la France, meilleure avocate de Ould Taya, deuxième formule. Entre-temps, nous nous sommes dotés d’une constitution le 12 juillet (1e12-7, en hommage à la mitrailleuse française qui s’est illustrée en guerre d’Algérie) et d’une dix huitaine de partis.
1993 est  l’année du grand amour Mauritanie-France. Ce n’est que rendez-vous galants, escapades, petits billets et dîners aux chandelles.
La Mauritanie officielle retrouve avec soulagement les frissons du conditionnel passé deuxième forme et les vertiges de la supposition et de l’opposition. Défilé de sénateurs dont Charasse, célèbre pour son français très pur, très soigné, avec les virgules bien en face des trous, et dont les mots d’esprit les plus célèbres sont - rien à citer de tout ça, faites chier! La dernière grande manifestation de la francophonie est la très actuelle histoire du marché des télécommunications, dont l’OPT est le maître d’œuvre et le Fonds Arabe de Développement Social (FADES) le financier à hauteur de 5 millions de dinars koweitis. Les principaux soumissionnaires ont été la société française Alcatel et l’américaine Harris.
Nouveau duel français-anglais, arbitré au début par des Allemands qui claqueront la porte très tôt parce que, disent-ils, en allemand, « les Mauritaniens ne sont pas foutus de défendre leurs propres intérêts ». Le fait était que tout donnait Harris gagnante, toutes les données objectives du moins: 14 millions et demi de dollars pour l’exécution des travaux en 10 mois, contre 16 millions pour Alcatel, sur 15 mois. Sans compter la fiabilité du matériel, sa performance, etc. Ce qui aurait permis à la Mauritanie d’économiser 175 millions d’ouguiya en cette période de vaches disons maigres pour être optimistes. Tout s’est joué en fait sur la foi des questionnaires adressés, en français, à Alcatel et à Harris.
 Je n’ai pas pu voir les questionnaires en question. Personne d’ailleurs ne les a vus. J’en serai réduit donc à imaginer leur contenu,
Première question:
“Que pensez-vous du processus démocratique en Mauritanie?”
Réponse:
- Alcatel Très satisfaisant. Et c’est mieux qu’ailleurs. (Citation de l’Ambassadeur de France en Mauritanie).
- Harris : C’est intéressant, Mais les résultats ne sont pas importants. (Citation de l’Ambassadeur US en Mauritanie).
Deuxième question:
“Qui a écrit la guerre des Gaulles?”
- Alcatel : Jules César.
- Harris : Charles de?
Troisième question:
“Qui est Rémi?”
- Alcatel: C’est le copain de Fati et de Toto et le fils de Papa.
-Harris : C’est un saint, we think so. Fête le 15janvier, non?
Quatrième question:
“Connaissez-vous les deux premiers vers du Britannicus de Racine?”
-Alcatel:
Quoi? Tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil?
- Harris:
Quoi? Tandis que Néron pique un petit somme,
Alcatel nous pique le marché des Telecom?
Cinquième question:
“Quand on dit “téléphone”, à quoi pensez-vous?”
-Alcatel: A Jeanne d’Arc.
-Harris : A Harris.
Sixième question:
“Que ferez-vous d’une girafe si vous la trouvez?”
- Alcatel : On va la peigner,
- Harris: On va la peindre.
Septième question:
“Radio, téléphone, télévision?”
- Alcatel : Des voix qui crient dans le désert.
- Harris : Radio, téléphone, télévision.
Conclusion de la Commission gouvernementale : “On invite les gens d’Alcatel à dîner et on téléphone aux Américains”
Alcatel a gagné à cause des questionnaires. Vive la francophonie. Jeanne d’arc est vengée. Les voix ont eu raison des Américains qui, comme chacun le sait, ne sont que des Anglais améliorés ( ?). On ne pouvait pas nous, francophones, permettre que nos téléphones et radios causassent (si !) en sabir anglo-hispano-américain.
En attendant (qui? Godot est déjà là) la cellule d’enseignement de l’arabe à l’Institut Pédagogique National est charpentée comme il se doit pas un Français, ce qui consacre la victoire du “i’ sur la langue du «d» emphatisé.
 La francophonie, comme l’Histoire de l’Humanité, est une affaire de voix. Les élections présidentielles qui confirmèrent Ould Taya à la tête de l‘Etat en sont l’illustration. Les voix qui lui permirent de gagner participent de cette cacophonie immense sur la quelle il fallait bien plaquer un nom.

Les voix qui crient dans le désert criaient en français. Elles ont fini par voter Ould Taya. Et Ould Taya a voté pour Alcat elles.»