mardi 14 octobre 2014

Les disgraciés sont-ils des enragés ?


C’est un débat autour d’un nouveau livre de Georges-Marc Benamou, journaliste, écrivain et essayiste français qui propose dans ce livre un témoignage sur son expérience personnelle de la proximité du pouvoir. L’auteur explique comment il a été «happé» - c’est le mot qui sied – par l’attrait de l’exercice du pouvoir. Quand, un jour de 2006, le candidat Nicolas Sarkozy lui dit : «J’ai besoin de toi, de ta sensibilité». Pour ensuite être pris dans le tourbillon de la campagne avant de se retrouver au cœur de l’Appareil entre 2007 et 2008 alors qu’il est nommé conseiller aux affaires culturelles du nouveau Roi.
En 2008, les intrigues à l’intérieur du système, mais aussi l’incapacité du journaliste à s’adapter à la logique de cour lui font perdre son poste. Le monde s’effondre autour de lui. Il commence une chute qu’il essaye de rendre dans sa «Comédie du pouvoir : choses vues au cœur du pouvoir». Le débat autour du livre et avec son auteur m’ont rappelé l’état psychique et le parcours tortueux de tous ceux qui tombent en disgrâce chez nous.
Les dictionnaires définissent la disgrâce comme «la perte de la faveur dont on jouissait auprès d’un protecteur», sinon «la perte de l’estime, du crédit dont quelqu’un ou quelque chose jouissait auprès de quelqu’un, d’un public». Dans le temps, les monarques se contentaient d’un geste – une gifle, un regard…- ou d’un mot pour faire d’un courtisan un étranger à la Cour. La disgrâce équivalait à la disparition de quelqu’un de la circulation. Il était réduit à devenir néant. C’est pourquoi elle s’apparentait à la laideur, à l’indignité.
Le concept et l’état de disgrâce ont inspiré des chefs-d’œuvre (romans et films). A l’exemple de La Disgrâce, roman de Nicole Avril publié en 1982. Ce roman raconte la vie d’une fille qui se croyait aimée par ses parents et qui vivait un bonheur qui lui semblait inaltérable jusqu’au jour où elle surprit son père dire : «Elle n’est pas seulement laide, ma pauvre petite fille, elle est sans grâce, et c’est pire». Commence pour elle une descente aux enfers qui fait la trame de la tragédie racontée.
Pour les politiques, la disgrâce est encore plus tragique parce qu’elle est vécue sous les regards d’un public friand de lugubres destins. Surtout quand les disgraciés ont rempli le paysage dans l’exercice arrogant de la portion du pouvoir qu’ils croyaient la leur (à jamais). Comme le dit l’auteur Benamou, «la fascination névrotique du pouvoir» conduit fatalement à une tragédie parce que ses victimes guérissent difficilement de leur maltraitance qui se traduit par un trauma profond qui donne cette aigreur, cette haine de soi d’abord, des autres ensuite.
Dans notre pays, les disgraciés de l’époque du premier pouvoir civil de feu Moktar Ould Daddah se démènent encore sur la scène d’aujourd’hui pour régler son compte à celui qu’ils estiment responsable de leurs déboires politiques et professionnels. Certains des survivants de l’époque continuent à se débattre, vaines tentatives de se refaire une histoire qu’ils n’ont pas eue, un destin qu’ils n’ont pas vécu.
A l’époque de Ould Taya, on ne désespérait pas vraiment d’une réhabilitation. Le système mis en place donnait l’impression aux disgraciés qu’ils avaient toujours la possibilité d’être «récupérés». L’exercice du pouvoir avait institué une sorte de règle qui faisait de la disgrâce une mesure transitoire répondant à un aléa passager qui pouvait disparaitre quand le Souverain le décidait. L’arbitraire des «mesures individuelles» et des «décrets en date de ce jour» caractérisait un exercice dont on pouvait espérer n’importe quoi, n’importe quand. C’est bien pendant cette période – qui a quand même duré 21 ans – que nos opérateurs politiques ont appris à partir et à revenir de l’un à l’autre des camps en présence.
L’avant 2005, critiquer permettait de se mettre en valeur pour se rappeler au souvenir du Prince, parfois cela provoquait des entrées –sonnantes et trébuchantes – pour leurs auteurs. L’après 2005, la première transition n’aura pas duré le temps de fixer de nouvelles règles. Mais l’avènement du pouvoir de Mohamed Ould Abdel Aziz va créer une nouvelle approche. Au lendemain de son coup d’Etat d’août 2008, il arrive à s’assurer le soutien de jeunes et de moins jeunes, prétendant à une notoriété avec ou sans raison, mais aussi de partis politiques ayant une histoire relativement récente mais bien établie. Il arrive aussi à se débarrasser de ces soutiens qui devenaient rapidement encombrants en leur collant des passifs qu’il leur est difficile aujourd’hui de faire oublier. A l’image de l’usage du kleenex qu’on jette après l’avoir sali de notre morve. Les «victimes» n’en sortent que plus meurtries, plus aigries, plus traumatisés et donc plus haineuses et plus instables. Décidément, on guérir difficilement des effets de la disgrâce…
Gramsci a écrit : «Le vieux monde se meurt. Le nouveau est lent à apparaitre. Et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres». Patience.