lundi 15 décembre 2014

Des imposteurs

Notre rapport à l’histoire est décidément ambigu. Deux façons de l’aborder : en la ruminant ou en la remaniant, pour reprendre l’expression d’un cowboy de l’Ouest américain. Soit donc en répétant ce que tout chacun sait de lui-même et de son ensemble. Soit en cherchant à «corriger» pour édulcorer, réaménager, rectifier, reprendre, remettre à jour…, les objectifs sont multiples, mais le procédé est le même : censurer la réalité des faits et mettre à la place la réalité imagée (ou imaginée).
A entendre les Mauritaniens d’aujourd’hui, on a l’impression que la résistance au colon a été générale. Que cette résistance était alimentée par une conscience aigue des intérêts d’une Nation appelée la Mauritanie. Que cette résistance a finalement poussée le colon à partir. Que les Mauritaniens ont arraché leur indépendance pour forger un Etat-Nation.
Alors que ce pays est le produit de calculs coloniaux qui ont d’abord visé à créer une sorte de marchepied entre les territoires au nord et ceux au sud du Sahara. L’espace appelé aujourd’hui Mauritanie est une copie corrigée du projet de Xavier Coppolani, le symbole pour les Mauritaniens d’aujourd’hui de la colonisation «abjecte».
Pour son indépendance, il y a eu certes un mouvement nationaliste qui s’est formé à partir du début des années 50 et qui n’a réellement pris forme qu’au milieu et surtout à la fin de ces années-là. Animé essentiellement par les cadres produits par l’école coloniale, ce mouvement ne s’est jamais inscrit dans une logique de rupture ou de confrontation armée (ou non). Les plus radicaux d’entre eux sont ceux qui vont finir par se diriger vers le Maroc pour soit demander à s’adosser au Royaume pour avoir l’indépendance, soit épouser carrément les thèses annexionnistes du parti Istiqlal et de son leader historique Allal al Fassi. Certains d’entre eux n’hésiteront pas à animer des opérations armées contre le pays dont la marche vers l’indépendance était déjà certaine. Les attaques à partir du Nord provoquèrent l’opération Ecouvillon par laquelle Français et Espagnols mirent en commun leurs efforts pour mettre fin à ces velléités de libération des territoires sous occupation étrangère (non marocaine). Les instigateurs de cette entreprise guerrière durent transférer leur point de commandement au Mali. A partir de ce pays, et jusqu’après l’indépendance de la Mauritanie, des opérations seront lancées pour déstabiliser le nouveau régime et remettre en cause cette indépendance.
Les hommes de l’époque avaient leurs raisons : ils ne croyaient pas à la viabilité d’un projet d’Etat rassemblant ces populations naturellement séditieuses. Certains d’entre eux entendaient payer à Moktar Ould Daddah son leadership de jour en jour évident.
Nous pouvons juger ces hommes et leur époque. Mais nous avons le devoir d’être équitables envers eux. L’équité ce n’est pas d’ignorer ce qu’ils ont cru devoir faire, ce n’est pas de le cacher honteusement (eux n’avaient pas honte de le faire), ce n’est pas de le censurer, mais de l’expliquer après l’avoir fidèlement rendu.
54 ans après l’indépendance, nous avons toujours parmi nous des gens, du reste bienpensants, qui ne croient pas à ce pays. Des gens qui font publiquement le constat de l’inanité de ce qu’ils considèrent encore à l’état de projet. Ils se limitent à faire le constat et dans leur action quotidienne, ils cherchent à décourager, à saper les espoirs d’un lendemain meilleur. Si ces gens existent et se permettent de dire haut ce qu’ils ont à dire, comment ne pas être indulgent vis-à-vis de ceux qui vivaient dans un pays qui n’avait d’autre existence que celle que lui rêvaient certains de ses fils dont Moktar Ould Daddah ?
On nous a appris que l’Histoire est le récit des événements du passé, que nous connaissons ces événements soit par des écrits, soit par des monuments. On a compris depuis le jeune âge où l’on nous ingurgitait cette définition, que nos compatriotes ont peur de l’Histoire. Parce qu’ils la vivent encore, et la vivent très mal.

Pourtant, le passé est passé, c’est là son seul mérite, comme disait feu Habib Ould Mahfoud.