mardi 6 novembre 2012

Sur la route de Kiffa (2)


On traverse vite, très vite, les dernières dunes du Brakna administratif. Apparaissent alors les premiers escarpements, annonçant les plateaux du Tagant dont on imagine la silhouette à partir de Tweyjigjit. Mais alors que l’on croit remonter vers la région des grands poètes, la route pique vers le sud-est, avant d’aller carrément au sud. Les plateaux du Tagant sont peu à peu remplacés par ceux de Rgueiba et de l’Assaba. Les poètes changent de registre. Les évocations ne sont plus les mêmes. Et «Groune Akraraaye» remplacent «trig tegaanit methadiine» dans l’inspiration. L’on prête le flanc à Wul El Gaçri et Wul Adouba, pour ne plus évoquer que Wul Sweidahmed ou Wul Amar Wul Maham. Le premier pour avoir surtout chanté le plateau et sa proximité, cherchant la mise en valeur de la force abrupte de ce relief de pierre et de poussière. Le second pour avoir eu pour muse l’Aftout qui s’étend à la droite, un espace que seul un poète d’une grande inspiration peut immortaliser. Seul un poète de la trempe de Erebâne Wul Amar Wul Maham peut vous dire combien sont belles les rocailles versantes dans les deux Gorgol, combien sont douces les brises qui caressent les fonds des cuvettes des timrin (singulier : tamourt) et combien sont blanches les nuits …noires de ces contrées dont la monotonie est une autre source d’inspiration pour ce poète singulier…
Je m’en vais emporté par les rêveries des poètes d’antan. J’échoue à réanimer la flamme qui les a envoutés. Je n’arrive même pas à fixer un quatrain que déjà me voilà plongé dans les calculs pour savoir combien ce voyage va me coûter en terme de gasoil et d’hébergement. Puis je me prends à repasser dans ma tête toutes ces querelles de ce monde, celles pour le pouvoir et celles pour l’argent…
Je suis au pied d’Akraraye. Essiyassa – littéralement «la politique» - est une ville, non un village-symbole d’une Mauritanie indépendante libérée de l’emprise des forces féodales traditionnelles. Ce village est né d’une rébellion contre l’Emirat Idaw’ish, celui qui a régné en maître sur les hommes et sur les terres du Tagant et, au-delà, sur une grande partie de l’Assaba d’aujourd’hui. Quand, libérés de l’emprise Bani Hassane lors du siège de Hneykaat Baghdad, les cavaliers Idaw’ish déferlèrent vers le sud et le sud-est, refoulant les redoutables Awlad M’Barek encore plus loin dans ce territoire encore sans maître. Tout en étendant leur domination politique et militaire, les tribus Idaw’ish, pourtant d’origine Sanhajienne, participèrent à l’extension de l’aire culturelle arabe hassanienne vers le sud-est et à l’établissement d’un espace qui est aujourd’hui celui du «Traab el Bidhâne». L’arabisation du parler n’est donc pas forcément liée à la victoire des Hassane en d’autres lieux. Elle est plutôt un choix civilisationnel fait par une population donnée à un moment donné de son histoire. Le processus n’est pas exactement celui qui a causé l’hellénisation de la culture latine…
Diouk. Toujours le poste de Gendarmerie. Un peu plus poli, un peu plus utile parce que le gendarme en faction m’avertit qu’il y a quelques dangers à traverser tel ou tel pont. Mais toujours la même question dépourvu de sens pour un représentant de l’Etat : «’arvuna ebrouçkum». Une invitation à se présenter à la manière populaire. Vous pouvez lui donner l’identité que vous voulez, cela ne prête pas à conséquence.
Quand il a été mis en place en 2003, ce poste de contrôle avait été appelé «le mur de séparation». Dans l’entendement des voyageurs, il séparait entre une Mauritanie qu’on voulait «sécurisée» - celle de l’ouest où il y a la présidence – et une autre où pouvait régner le désordre et l’insécurité – celle du sud-est. Pour la petite histoire, c’est à ce niveau que la voiture transportant Ould Cheikhna et Ould Hanenna, deux des instigateurs du putsch manqué du 8 juin 2003, s’est arrêtée un long moment. C’est ici que le camion transportant des armes est tombé en panne et est resté garé à côté des gendarmes trois jours durant en août 2004. On sait que ces postes de contrôles n’ont jamais rien empêché, surtout pas la corruption des corps qui les gèrent…