vendredi 28 juin 2013

Yacine, l’incompris

Il appartenait à une famille, Ehl Nana, très représentative de ce qu’est la culture traditionnelle (musique et poésie). Par sa mère, Debye Mint Sweidbouh, il appartenait à une autre lignée de maitres de cet art accompli qu’est l’azawane Bidhâne. L’histoire de cette famille ressemble au cheminement des temps anciens. Elle est peut-être la dernière famille de griots – les maitres de la musique et de la poésie, la Mémoire aussi du groupe – à avoir passé de campement en campement, d’aire culturelle en aire culturelle avant de revenir en Mauritanie vers la fin des années 60. Alors que le pays vivait sa première révolution sociale et mentale.
A l’époque, le Nouakchott «chic» savait faire la fête et la faisait tout le temps. Boums, soirées dansantes, cérémonies… tout était prétexte aux habitants de se rencontrer et de laisser libre cours à leurs sentiments. La décennie 70 verra évoluer un Nouakchott moderne qui donnera de belles lettres, de beaux poèmes, de grands poètes, de belles voix, de belles danses, de beaux théâtres, de belles salles de cinéma, de beaux films… Tout y fut beau, y compris l’insouciance générale.
C’est dans cet environnement que la famille Nana s’établit à Nouakchott. Filles et garçons sont alors les idoles de plusieurs générations. Alliant l’ancrage dans la tradition et la soif de changement, cette famille arrive à s’imposer malgré la forte résistance de ses concurrents qui avaient pour eux l’avantage de jouir de toutes les solidarités grégaires (tribales, régionales…). Ehl Nana appartenaient à tout le monde. Donc à personne.
On les opposa d’abord entre eux, entre la partie de la famille qui a gardé ses réflexes et son appartenance tribale et qu’on appelait «Nana traditionnel» et les nouveaux arrivants désignés sous le label «Nana modernes». Dans certains milieux réfractaires aux changements qu’introduisait la famille, on poussait la méchanceté jusqu’à dire «Nana musulmans» vs «Nana catholiques»… alors que la famille Mohamed Ould Nana, celle de Yacine était aussi musulmane qu’on devait l’être à l’époque. Mais il s’agit là d’une manière de les discréditer aux yeux de l’opinion publique. Ce qui d’ailleurs n’a pas réussi.
Rendre hommage à Yacine alors qu’il nous quitte procède pour moi de deux impératifs.
Le premier est de célébrer un artiste accompli et…incompris des siens. Avec le violon (zarka) de sa mère Debye, la guitare de son frère Ali, Yacine a donné le mieux de lui-même en ces années 70, à l’époque où l’on chantait pour se faire plaisir et faire plaisir aux autres. Il aura essayé le disco, les reprises, les créations et/ou la modernisation de quelques partitions authentiques de la musique traditionnelle Bidhane… sans pour autant réussir à faire la paix avec les Marabouts qui sont les véritables censeurs de cette société.
Le deuxième impératif découle du premier, celui de faire remarquer à chacun, au moins à mes lecteurs, combien nous sommes réfractaires aux changements, combien la mentalité, la pensée dominante est résistante… Trois siècles (ou plus, en tout cas au moins) n’auront pas suffi à faire accepter le griot comme élément fédérateur de la conscience commune.
Il est le détenteur de la Mémoire collective, le gardien de l’Histoire du groupe mais on lui refuse le statut d’historien ou même de généalogiste. Il est le facilitateur social le plus apte à réunir autour de lui des générations, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, pour perpétuer en eux ce qui distingue cette société : sa langue, sa poésie, sa musique… Une séance de musique traditionnelle est un moment social et culturel de haut niveau…
…Malgré tout cela (et le reste), nous n’arrivons pas à les célébrer… Rappelez-vous dans quel silence assourdissant sont partis Mokhtar Ould Meydah, Sid’Ahmed el Bekaye Ould Awa, sa sœur Fatma… Regardez dans quelles conditions vivent le peu qui reste des plus authentiques parmi eux…
Me reste cette question : pourquoi la société Bidhane a décidé de faire la guerre à sa culture, à ceux qui l’incarnent ?