lundi 25 août 2014

La phobie de la nuit

Dans les Hodh et dans l’Assaba, l’évocation du Sharg (le sud ici) rappelle les peurs viscérales du pays des moustiques, des animaux sauvages, des fièvres, de l’hostilité dans toutes ses acceptions… Pour le Trarza et le Brakna, c’est un peu si l’on évoquait la Chemama qui correspond au Sud (Guebla) avec ce leitmotiv «khudh khayraha wa laa taj’alha watanan» (profite de ses biens mais n’en fait pas une patrie).
On se raconte encore dans le Sharg, l’histoire de cette princesse Awlad M’Barek dont la famille fut bannie par le cousin qui venait d’être investi Emir. Comme c’était la branche ainée de la famille émirale, la seule à pouvoir remettre en cause le nouveau pouvoir, le nouveau maître leur interdit de remonter vers le Nord, «jamais jusqu’à E’arraam…»…
La saison sèche prit fin sans que la famille remonte au Nord. Le temps des premières pluies. Avec elles les premiers nuages de moustiques qui se forment dès le crépuscule. C’est le temps pour les Bidhâne de s’installer sur les crêtes des dunes du Nord, de se laisser aller et d’oublier les jours néfastes : avec la pluie, plus question de trimer, de courir derrière des bêtes affamées, c’est la période faste, celle du bonheur.
La princesse qui avait une voix sublime scrutait l’Ouest chaque jour, au moment où le soleil déclinait. Elle prenait alors son ârdine et commençait à chanter «yallali jaani ellayl» (pauvre de moi, voilà la nuit qui arrive à moi). Lassé de l’entendre, son frère décida de plier bagage et d’emmener le campement jusqu’à E’arraam. Malheureuse décision que le maitre du moment perçut comme une provocation. Une guerre s’en suivit. Les Awlad M’Barek perdirent une bonne partie de leurs valeureux guerriers. Ce qui les fragilisa devant leurs protagonistes et cousins de la région. Ce fut peut-être l’un des facteurs de la décadence de cette tribu qui ne se relèvera jamais en tant qu’autorité de ces guerres intestines…
Quand arrive la nuit ici, il n’y a pas que ce sentiment de fin du monde avec l’ombre qui prend possession de vous. En fait les nuits ne sont jamais aussi noires qu’on le laisse penser, au contraire, il n’y a pas de «nuit noire» dans le désert saharien. Le ciel étoilé comme nulle part ailleurs y est certainement pour quelque chose.
Ce qui inquiète quand le soleil décline et qu’il disparait inexorablement, c’est bien la peur de toutes ces bestioles, moustiques, scorpions, insectes venimeux ou non. Rien ne peut vous protéger finalement contre ces êtres si fragiles pourtant, si éphémères (ils durent l’espace de quelques heures)…
Chaque soir alors, on se remémore ce chant tragique de la malheureuse princesse, «yallali jaani ellayl», l’occasion d’immortaliser l’épopée de ces guerriers intrépides que furent les Mghafra, la dernière vague des invasions Hassane.
Pour faire dans le survol, la déferlante Hassane a eu trois conséquences majeures, sur les plans culturel, social et politique.
Sur le registre culturel, la naissance d’un dialecte, le Hassaniya qui s’est imposé dans le Trab el Bidhâne, a accentué l’arabisation de cette aire. Si bien que le premier facteur d’identification des Bidhâne (Maures disent les Occidentaux) est celui de la langue Hassaniya. Prêtant à l’Arabe toutes ses règles et l’essentiel de son lexique, le Hassaniya a rapidement quitté son statut «vernaculaire», simple dérivé de l’Arabe pour prendre l’allure d’une langue à part entière. La richesse de son lexique, finalement riche de ses métissages africains (berbère et négro-africain), a permis de fonder une poésie de grande portée où l’abstraction la mieux élaborée se le dispute avec l’expression la plus simple – et la plus sublime – de l’humaine condition.
Cette poésie a été soutenue et entretenue par une musique qui, tout en empruntant au folklore, a acquis un statut d’art savant (qui a ses règles, qui demande une initiation, qui a ses spécialistes…). L’Azawâne (ou hawl, la musique) est devenu un haut-lieu de l’expression culturelle et des réalités sociales. Un concert de musique traditionnelle est un espace culturel (Histoire, art, poésie…) et social (relations entre secteurs sociaux, entre classes d’âge…).
Au registre politique et social, l’invasion Hassane a eu pour conséquence la classification sociale telle qu’elle a été léguée à l’Etat moderne et contre laquelle le projet national a été construit. En effet, la victoire des Bani Hassane sur les populations locales leur a permis d’imposer leur autorité politique à travers la création des Emirats (Trarza, Adrar, Brakna…, le Tagant étant le seul Emirat constitué par les descendants des Almoravides, des populations d’origine sanhadjienne). Ces embryons d’Etats n’auront pas le temps d’évoluer à cause de la colonisation… ou grâce à la colonisation quand on se rappelle que le fondement de ces Etats était l’inégalité sociale qui privilégiait la naissance.
En effet, la société nouvelle – Bidhâne – a calqué le schéma social du Sud pour classer la population entre libres et dominants (guerrier et marabouts), tributaires et dépendants (Zenagua notamment), castés et libres (griots, artisans), et enfin esclaves et dominés. Contrairement aux sociétés négro-africaines très rigides, la stratification de la société Bidhâne est restée très lâche. La mobilité sociale permettait de passer d’un statut à un autre dans une vie. Et si l’exercice de la violence était la caractéristique principale dans les rapports au sein de cette société, l’idéologie dominante le stigmatisait comme une manifestation de la dégénérescence morale. C’est ainsi qu’on distinguait entre le Maghafri (des Mghafra, dernière vague Hassane, qui n’exerçait ni ne laissait s’exercer l’arbitraire), le Hassane (qui s’accommodait facilement des transgressions aux règles sans porter secours à plus faible) et le Hseyssine (qui pillait sans vergogne, s’attaquait à plus faible et ne protègeait jamais la victime). 

Même si les valeurs dominantes étaient celles de la justice, de l’abnégation, de l’équité, de la modération…, cela n’empêchait absolument pas l’exercice de l’arbitraire au quotidien selon le principe de la loi du plus fort. Les inégalités sociales sont nées de là. C’est ce que la Mauritanie moderne a hérité. C’est ce qui subsiste sous formes de tares persistantes, impossibles à vaincre jusqu’à présent, et qui pèsent sur le devenir serein de la Nation en fragilisant les rapports entre composantes, en déstructurant et en rongeant les équilibres obtenus avec l’adoption d’un idéal citoyen égalitaire et juste.