jeudi 27 mars 2014

Pour rester au courant

Le livre a été écrit en 1966. Il vient d’être réédité par la maison Demopolis. Il s’agit de «Islam & capitalisme» de Maxime Rodinson, l’orientaliste très connu pour ses écrits lumineux sur l’Islam et les Musulmans. Il est l’auteur, entre autres œuvres, de la fabuleuse biographie du Prophète Mohammad. Dans son livre réédité cette année, il pose la problématique des rapports entre Islam avec le capitalisme, le développement en général. Nous choisissons de vous proposer en lecture, un extrait de  la préface du livre écrite par Alain Gresh, éditorialiste du Monde diplomatique :

«Maxime Rodinson analyse minutieusement non seulement les rapports entre islam et capitalisme, mais aussi entre socialisme et islam. Ce dernier serait-il favorable au partage des richesses ? La question peut sembler saugrenue aujourd'hui, tant les perspectives d'une révolution paraissent lointaines, pour ne pas dire utopiques, et tant l'islamisme semble éloigné de toute ambition sociale radicale. Elle ne l'était pas au moment de la publication de ce livre. 
Nous sommes alors à la veille de la guerre de juin 1967, et le nationalisme arabe révolutionnaire incarné par le président égyptien Gamal Abdel Nasser est à son apogée. Nassérisme, baasisme, socialisme arabe, communisme : sous ces différentes dénominations, la gauche plus ou moins radicale domine la scène idéologique. Officiers, intellectuels, journalistes, fonctionnaires, classes moyennes des villes s'en réclament ardemment, même s'ils se disputent, voire s'entretuent, à propos de telle ou telle interprétation de la doctrine. Des expériences de transformation révolutionnaire se mettent en place en Egypte, en Algérie, en Syrie, en Irak, au Yémen du Sud; les monarchies semblent à la veille d'être emportées par une vague révolutionnaire. 
En plus de leur autoritarisme - la «
démocratie bourgeoise» est condamnée sans appel -, tous ces régimes allient un désir tenace de consolider l'indépendance nationale et de clore définitivement l'ère de la domination étrangère à une volonté de transformer la société. Ils mettent en œuvre des réformes agraires et impulsent un développement économique, notamment de l'industrie lourde, fondé sur le rôle central de l'Etat. Ils pilotent une politique résolue de redistribution sociale, d'éducation et de santé pour tous. Dans tout le tiers-monde, alors, «le fond de l'air est rouge»; l'heure est aux changements radicaux et, des maquis castristes d'Amérique latine aux «zones libérées» d'Indochine en passant par les guérillas d'Afrique australe, les forces révolutionnaires promettent des lendemains qui chantent socialistes, voire communistes. 
Dans le monde arabe, pour justifier leurs entreprises révolutionnaires auprès de populations restées profondément croyantes et en majorité agraires, les pouvoirs se devaient de mobiliser les ressources de l'islam. Comme le remarque Rodinson, «
ce que permet la fidélité des masses à la religion traditionnelle en vertu de facteurs d'identification nationalitaire, c'est l'utilisation démagogique (au sens strict) du slogan islamique, du prestige de l'islam comme drapeau pour couvrir des options plus ou moins socialisantes issues d'autres sources». 
Cette hégémonie idéologique du socialisme ou de ses interprétations allait contraindre même des organisations se situant hors de toute perspective révolutionnaire à se réclamer d'un «
socialisme islamique». L'un des best-sellers de l'époque, écrit par un dirigeant des Frères musulmans syriens, Moustapha Al-Sibai, s'intitule Le Socialisme de l'islam. Dieu, écrit l'auteur, «a prescrit la coopération et la solidarité sous toutes ses formes. (...) Le Prophète a établi l'institution de la solidarité sociale dans son sens plein». Et il conclut : «Le principe de solidarité sociale dans le socialisme musulman est une des caractéristiques qui distinguent ce socialisme humaniste et moral de tant de socialismes connus aujourd'hui. S'il était appliqué, notre société serait idéale et aucune autre n'approcherait son élévation». Ce qu'il ne dit pas, c'est comment il compte atteindre cet idéal, ni pourquoi ces principes n'ont pas été mis en œuvre. 
Ce discours ne surprend pas Rodinson. «
Certains courants de l'islam ont envisagé des restrictions drastiques au droit de propriété, sous la forme d'une limitation imposée des richesses», et la source de ces demandes peut se trouver dans tel ou tel texte, «dans l'idée religieuse que les biens de ce monde détournent de Dieu, qu'ils exposent au péché». 
Est-ce à dire que les partisans du socialisme peuvent se servir de la religion de la même manière que les forces de la réaction ? Non, rétorque Rodinson : «
Les interprètes réactionnaires bénéficient de tout le patrimoine du passé, du poids de siècles d'interprétation dans le sens traditionnel, du prestige de ces interprétations, de l'habitude qu'on a de les lier à la religion proclamée, affichée, pour des raisons nullement religieuses». Et d'insister sur le caractère le plus souvent conservateur des hommes de religion, caractère qui sera renforcé par la suite avec le poids grandissant de l'Arabie saoudite et la «wahhabisation» de l'islam. 
Par une interprétation particulièrement réactionnaire des préceptes religieux, par l'exportation, grâce à la manne du pétrole, de milliards de dollars et de dizaines de milliers de prêcheurs à travers le monde, le royaume a imposé à l'échelle internationale sa vision rigoriste, alliant défense de principes rétrogrades, notamment pour les femmes, adhésion à l'économie néolibérale et ancrage dans le camp occidental. Faut-il rappeler l'alliance stratégique entre les Etats-Unis, l'Arabie saoudite et les groupes islamistes à deux occasions au moins : la lutte contre le nassérisme dans les années 1960 et l'aide aux moudjahidins afghans dans les années 1980 ? 
Rodinson en conclut que l'expérience historique comme son analyse «
n'encouragent pas à voir, à l'époque actuelle, dans la religion musulmane un facteur de nature à mobiliser les masses pour la construction économique, particulièrement alors que celle-ci se révèle nécessairement révolutionnaire, destructrice de structures établies».