«Il y a vingt-cinq
ans, je suis entré sous cette Coupole pour la première fois. Je venais de
publier un roman, vous m’aviez décerné un prix et invité, comme d’autres
lauréats, à la séance publique annuelle. Elle était présidée par Claude
Lévi-Strauss».
C’est avec ces mots que l’écrivain
libanais, Amin Maalouf, a ouvert son discours d’entrée solennelle à l’Académie
française ce 14 juin. Prenant, ironie de l’Histoire, la place 29 laissée
vacante de Claude Lévi-Strauss. Mais c’est en juin 2011 que cet écrivain extraordinaire
a été accepté dans l’enceinte sacrée.
L’évènement est de taille. L’homme
qui a marqué avec «Léon l’Africain», «Les Jardins de Lumière», «Samarcande»,
«Les identités meurtrières», «Le rocher de Tanios», «Les
Echelles du Levant» ou encore «Les croisades vues par les Arabes»,
cet homme-là a su puiser dans le patrimoine humain, celui qui a fait l’Orient
et l’Occident et qui a fini par rayonner sur le Monde, pour prendre son lecteur
dans un voyage à travers les âges, à travers les civilisations… Un voyage qui
raconte les hommes dans ce qu’ils ont d’humain, de spontané, de naturel, mais
aussi de valeurs, d’abnégation et de tolérance.
On est surpris quand on finit de
lire «Les croisades vues par les Arabes» et qu’on se retrouve méditant
ce passé sur lequel d’autres ont construit tant de remparts de haine et
justifié tant de monstruosités, on est surpris par ce sentiment fait de pardon
et de complaisance vis-à-vis de …l’ennemi.
"Après les roulements de tambours, les
roulements de langue ! Cet
accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte. Ou, pour être précis,
vous ne l’entendez plus. Car, vous le savez, ce léger roulement qui, dans la
France d’aujourd’hui, tend à disparaître a longtemps été la norme. N’est-ce pas
ainsi que s’exprimaient La Bruyère, Racine et Richelieu, Louis XIII et Louis
XIV, Mazarin bien sûr, et avant eux, avant l’Académie, Rabelais, Ronsard et
Rutebeuf ? Ce roulement ne vous vient donc pas du Liban, il vous en revient.
Mes ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seulement conservé, pour l’avoir
entendu de la bouche de vos ancêtres, et quelquefois aussi sur la langue de vos
prédécesseurs."
L’éloge qu’il devait à son
prédécesseur ne fut pas seulement l’occasion de l’oraison. Amin Maalouf en
profite pour apporter quelques précisions sur son être, sa culture, ses
desseins et sa compréhension du Monde.
"J'apporte avec moi tout ce que mes deux patries
m'ont donné : mes origines, mes langues, mon accent, mes convictions, mes
doutes, et plus que tout peut-être mes rêves d'harmonie, de progrès et de
coexistence. Ces rêves sont
aujourd’hui malmenés. Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers
culturels dont je me réclame. Ce mur, je n’ai pas l’intention de l’enjamber
pour passer d’une rive à l’autre. Ce mur de la détestation − entre Européens et
Africains, entre Occident et Islam, entre Juifs et Arabes −, mon ambition est
de le saper, et de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de
vivre, ma raison d’écrire, et je la poursuivrai au sein de votre Compagnie."
Comme de tradition, c’est le plus
jeune des Académiciens qui répond à l’entrant. C’est donc l'écrivain-diplomate
Jean-Christophe Rufin qui déclare : "Toute votre œuvre, toute votre pensée, toute
votre personnalité, c'est un pont entre deux mondes (...) qui portent chacun
leur part de crimes mais aussi de valeurs. Ce sont ces valeurs que vous voulez
unir. (…) Entrez ici avec vos noms, vos langues, vos
croyances, vos fureurs, vos égarements, votre encre, votre sang, votre exil".
Après avoir rappelé que c’est en suivant l’exemple de Maalouf "que je
suis devenu romancier".
Symbole de cette double culture,
l'épée d'académicien d'Amin Maalouf comporte en médaillons une Marianne et un
Cèdre du Liban, selon les précisions rapportées par l’AFP. Sur la lame sont
gravés les prénoms de sa femme Andrée, de ses trois fils, ainsi qu'un poème de
son père. Une livre libanaise à son effigie a été émise en hommage au nouvel
immortel.
Dernier passage que je voudrai
partager de ce discours : «Jacqueline de
Romilly froncerait les sourcils si j’omettais de dire que les choses ont
commencé avec la Grèce antique ; quand Zeus, déguisé en taureau, s’en fut
enlever sur la côte phénicienne, quelque part entre Sidon et Tyr, la princesse
Europe, qui allait donner son nom au continent où nous sommes. Le mythe dit
aussi que le frère d’Europe, Cadmus, partit à sa recherche, apportant avec lui
l’alphabet phénicien, qui devait engendrer l’alphabet grec, de même que les
alphabets latin, cyrillique, arabe, hébreu, syriaque et tant d’autres. Les
mythes nous racontent ce dont l’Histoire ne se souvient plus».
Et pour finir,
quelques citations :
«Est-ce vrai
que dans votre pays il n'y a ni peintres ni sculpteurs ?
- Il arrive que des gens peignent ou sculptent,
mais toute représentation figurée est condamnée. On la considère comme un défi
au Créateur.
- C'est trop d'honneur qui est fait à notre art
que de penser qu'il peut rivaliser avec la Création.» (Léon l’Africain)
«Ne t'inquiète
de rien, la réalité a deux visages, les hommes aussi». (Samarcande)
«Admirable
marchandise que la parole, reprit il, comme si décidément l'expression lui
plaisait. Elle ne pèse rien dans les soutes et si tu sais la monnayer elle peut
t'enrichir.....
Mes paroles je ne les vends pas, je les distribue» (Les Jardins de Lumière)