L’autre
soir, je marchais tranquillement sur l’avenue Moktar Ould Daddah quand, en
traversant au niveau d’un feu au rouge, une voiture a failli m’écraser. Le
chauffeur freina et fit marche arrière pour s’excuser. Ils étaient trois jeunes
à bord.
Je
dis alors que «c’est dommage que ce soit un jeune qui brûle ainsi le feu
mettant sa vie et celle des autres en danger». Son ami me rétorqua : «Nous
sommes dans le pays de Ould Abdel Aziz où rien n’est respecté, alors on fait
comme on veut. Ce pays ne mérite pas qu’on respecte les règles…». Le
chauffeur démarra sans se soucier du feu ou des autres usagers.
Je
peux me dire que ces jeunes parlent comme des vieux, qu’ils se comportent comme
des vieux. Je suis sûr qu’ils n’ont pas raisonné d’eux-mêmes et qu’ils n’ont
fait que répéter ce qu’ils entendent dans les échanges entre ainés dans leurs
salons respectifs. Parce que l’attitude mentale la mieux partagée au sein de
notre élite, c’est bien ce mépris pour le pays, pour son peuple.
On
reproche au peuple de ne pas avoir été aux rendez-vous des appels à la révolte.
On le rend responsable de nos échecs professionnels et politiques. On lui en veut
pour nos incapacités à rassasier nos faims multiples.
Cela
se traduit par ces discours qui reviennent tout le temps sur «le peuple
immature», «suiviste», «sa préférence pour le despotisme», «sa
non préparation à la démocratie», «son incapacité à discerner entre ce
qui est bien pour lui et ce qui ne l’est pas», «ses relents
réactionnaires»… Pour conclure : «il n’y a rien à en espérer»
(maa yirtja minnu shi)…
Quant
au pays, il suffit de le confondre avec ses gouvernants pour se trouver toutes
les raisons de le mépriser, voire le détester. Ceux qui dépensent tant d’énergie
à donner l’image d’un pays où l’esclavage est une pratique généralisée, où les
inégalités sont institutionnalisées, où l’apartheid subsiste en tant que
système, où les libertés sont bafouées, où toutes les affaires relèvent de l’escroquerie,
où les responsables couvrent les trafics de drogue, un pays qui est d’ailleurs
une plate-forme de trafics de tous genres, une base arrière du terrorisme, une
source d’inquiétude pour ses voisins…, ceux-là cherchent à imposer à la réalité
les tonalités de leurs pulsions faites de préjugés, à imposer une image d’un
pays où leurs soifs – toutes leurs soifs – pourraient être assouvies.
C’est
en fait la haine du pays, la haine de soi, qui caractérise aujourd’hui les
démarches dans l’appréciation de la situation générale. Les échecs à accéder à
ce à quoi on veut accéder a détruit la capacité de discernement chez la plupart
de nos acteurs. La pensée dominante est désormais nourrie par l’aigreur.
J’ai
demandé un jour à un animateur d’un célèbre site dédié aux médisances et à la
calomnie, le pourquoi de son choix. Il m’a répondu : «C’est une
attitude révolutionnaire qui consiste à exciter l’amour-propre des gens. A la
lecture de ce que nous écrivons, l’individu en sort avec une haine féroce
envers l’autre, quel qu’il soit. Le texte étant toujours anonyme, c’est contre
tous les autres que sa haine va être dirigée. Il peut chercher dans son
entourage parental ou professionnel, parmi ses alliés ou ses adversaires
politiques, chercher celui qui lui en veut tant, sans trouver exactement qui. Alors,
il détestera tout le monde, tous ceux qui sont susceptibles de dire de lui ce
qui a été dit…»
Mentez,
mentez, il en restera toujours quelque chose, ce fut le
leitmotiv du ministre de la propagande de l’Allemagne hitlérienne, c’est encore
un art très usité par ceux qui manquent de propositions convaincantes.
Les
fractures qui s’intensifient malheureusement sont le résultat d’un travail
minutieux de sape des fondamentaux qui doivent nous lier. Elles sont voulues et
recherchées.
Le
malheur, c’est qu’en face, il n’y a plus rien pour les contrer. Les idéaux
progressistes d’égalité, de fraternité, de solidarité, d’équité, de vérité…,
ces idéaux-là ont reculé sous l’action érosive des frustrations accumulées et
des discours de plus en plus obscurantistes (l’obscurantisme n’est pas le
propre du religieux, il est aussi une caractéristique de tout discours sectaire
et stigmatisant). Les partis progressistes, la société civile, la presse ont
été investis de l’intérieur par la même pourriture qui a gangrené le reste du
corps (tribalisme, recherche effrénée du pouvoir, corruption…).
Nous
avons abouti à cette situation où à force d’aller (à contrecœur parfois) dans
le sens opposé aux valeurs qui nous ont nourris au tout début, nous avons fini
par nous détester nous-mêmes, et par haïr ce qui nous appartient, ce qui fait
que nous sommes ce que nous sommes, des citoyens mauritaniens.
L’urgence aujourd’hui est de réapprendre à aimer la
Mauritanie, à aimer ses concitoyens… sans cet amour nous ne pouvons nous
respecter les uns les autres, ni respecter nos institutions, ni notre peuple… sans
cet amour, nous ne pouvons effectivement rien espérer de notre pays, de notre
peuple.