Chaque
fois que quelqu’un est en prison, je pense à ce jour d’avril 2002. Je suis
entre les mains de la police d’Etat depuis bientôt une semaine. Enfermé dans
une chambre, située juste au-dessus du bureau du directeur général de la sûreté
nationale à l’époque (les anciens bureaux, non loin du ministère de l’intérieur).
Avec un matelas (10 cm d’épaisseur) et une moustiquaire. Durant la semaine, j’ai
été interrogée deux fois la nuit par le DSE qui s’évertuait quand même à me
faire sentir qu’il n’avait aucun plaisir à me garder ni à m’interroger. Une manière
bien à lui de garder des relations de sympathie avec ceux qui se retrouvent
entre ses mains. Cela lui réussit d’ailleurs parce qu’une relation particulièrement
affective finit par s’établir entre le bourreau et la victime, entre le geôlier
et son prisonnier. Au cours du premier interrogatoire, vous vous dites que
celui qui vous interroge veut vous aider à éviter le pire… Vous en oubliez que
le pire, c’est ce que vous vivez déjà : la privation de liberté.
Le
fait d’avoir pour unique occupation de compter les carreaux du vieux tissu qui
recouvre l’éponge sur lequel vous dormez. Puis, lassé, vous regardez autour de
vous en essayant d’établir un contact avec ceux qui vous ont précédé dans cette
petite chambre qui ouvre sur des toilettes publiques. Ici, quelqu’un avait noté
une série de petits traits, comme pour compter les jours (c’est comme ça que
Robinson Crusoé faisait). Vous vous dites qu’il s’agit là peut-être d’une marque de passage laissée par Mohamedou
Ould Sellahi, celui qui fut accusé par les Américains d’en savoir plus sur Al
Qaeda, qui leur fut «offert» par le
pouvoir mauritanien et qui est encore prisonnier sur la base américaine de
Guantanamo.
Quand
vous avez établi un dialogue avec celui-là, vous le quittez rapidement pour
suivre les appels à la prière qui viennent quand même jusqu’à vous. A différents
moments de la journée et dans différentes circonstances.
Vous
entendez l’appel de l’aube alors qu’arrive jusqu’à vous les cris et les
plaintes d’on ne sait qui. Quand vous demandez, le matin, de quoi il s’agissait,
on vous dit que les éléments de la police qui dorment dans les couloirs – ils sont
nombreux parmi ceux qui sont chargés de réprimer les nombreuses manifestations
quotidiennes -, ces éléments font des cauchemars et cela se traduit par ces
cris et plaintes que vous entendez.
Ces
plaintes arrivent à un moment de la nuit où commencent à s’élever les appels à
la prière des nombreuses mosquées de Nouakchott. Comme tous les bruits vous
arrivent et comme ces appels ne sont jamais faits en même temps mais sur une
durée qui varie entre 20 et 30 minutes, vous finissez par confondre les bruits
qui vous arrivent. Vous n’êtes plus sûrs s’il s’agit d’un bruit de hautparleurs
parasités ou d’un cri de douleur émis par une victime (même si vous croyez ce
qu’on vous dit sur les cauchemars des policiers, vous jugez qu’ils sont
victimes aussi). Vous vous dites qu’on a choisi ce moment pour «faire couvrir» les effets de la douleur
provoquée par la violence quotidienne, les faire couvrir par les appels à la
prière et les lectures coraniques.
Avec
les prières de Dhohr et Al ‘Açer (après-midi), c’est un autre bruit qui fait
concurrence aux hautparleurs des mosquées : celui qui provient des
standards, ces boîtes à musique qui pullulent à Nouakchott. Durant tout le
séjour dans cette chambre de la DGSN, dès 14 heures, arrive de loin, de très
loin mais avec force, une musique désuète, un peu bâtarde : des voix de
filles qui chantent «moula guerta». Vous
allez souffrir malgré vous cela jusqu’aux environs de 20 heures.
La
nuit venue, vous ne vous en rendez compte que parce que les bruits ne vous
arrivent plus ou quand vous regardez à travers les stries d’une vieille fenêtre.
La lumière crue vous empêche de trouver le vrai sommeil. Vous avez le temps de
regarder le plafond, de voir un morceau de tissu suspendu près de l’ampoule. Vous
commencez à méditer sur la mort, sur le suicide… cela vous occupe. Le temps
pour que les bruits de la nuit reviennent… les plaintes… les muezzins… les
mouvements de va-et-vient…
Un
jeudi, le directeur arrive et me dit : «Votre dossier est fini. Je crois que vous devez être libéré incessamment.
On a envoyé le dossier avec un peu de retard, on ne devra pas avoir la réponse
aujourd’hui. D’ailleurs, moi je vais en weekend et je ne serai pas là quand il
arrivera à la fin de l’heure… qu’à cela ne tienne, tu devras attendre dimanche…
ce n’est rien…»
Oh
que si ! que c’est quelque chose de priver quelqu’un de sa liberté, de ne
pas le laisser vivre sa vie, embrasser ses enfants, parler avec ses amis, jouir
de ses facultés, toutes ses facultés…
Onze
jours d’emprisonnement finalement. Pour rien. Parce que quelqu’un avait décidé
qu’il pouvait me priver de ma liberté sans conséquence pour lui. Mais le plus
dur pour moi fut ce propos qui me disait que je comptais pour rien dans ce
système-là. Je me consolais en me disant que je n’étais pas le seul :
aucun citoyen ne comptait vraiment pour ce système finalement vomi. Sans regret.