Nous n’avons pas eu à attendre toute la soirée : très
tôt, la commission de surveillance des mouvements lunaires a déclaré que le
jeudi sera le jour de fête, la fin du jeûne. Le discours du Président Ould
Abdel Aziz avait été enregistré à toutes fins utiles.
On le voit debout, avec une barbe. C’est un nouveau look
qui doit vouloir dire quelque chose sinon pourquoi l’adopter ?
La station debout rompt avec le traditionnel discours
déclamé derrière un bureau avec en arrière-plan une bibliothèque qui comprend
entre autres «Kitab al aghani» de son
auteur Abu Faraj al Asphahani, une sorte d’encyclopédie éditée en 25 volumes
pour environ 10.000 pages. Rassemblée en 897à Ispahan (Isphahâne en Arabe),
cette encyclopédie a servi à passer à la postérité une partie du patrimoine
poétique de la sphère arabo-islamique, avec explication de textes et de
contextes. On ne sait pas quel lien entretiennent nos présidents avec cette encyclopédie,
s’ils la lisent par exemple ou s’il s’agit tout simplement d’un décor. Depuis le
temps qu’on se pose cette question sur les éléments visibles de cette bibliothèque
présidentielle présentée toujours comme arrière-plan des sorties du Président. Le
choix de faire le discours debout, signifie-t-il le début d’une nouvelle ère
dans la construction de l’image présidentielle ?
Arrive la barbe qui semble être une «survivance» du Ramadan. Du coup on peut penser qu’on trouve en
haut-lieu que la barbe est un signe religieux prononcé, qu’elle est quelque
part la preuve d’un aboutissement religieux. D’ailleurs le Président Ould Abdel
Aziz avait dit dans l’un de ses discours «vifs»
en s’adressant à ses détracteurs : «…ils
ont des barbes et ils mentent…», comme si le fait d’en avoir signifiait
quelque chose en termes de piété et de rigueur morale.
Pour célébrer l’évènement et ne pas rester indifférent au
nouveau look du Président de la République, j’ai choisi de vous proposer en
lecture le seul «traité» connu sur la
question, le Mauritanides de Habib Ould Mahfoud sur La barbe, traité
à méditer en la circonstance :
«Il faut bien qu'un jour ou l'autre la question vous rattrape:
"Pourquoi ne laisses-tu pas pousser la barbe?" Pendant le Ramadan les
risques de s'entendre poser cette terrible question poilue sont multipliés par
30.
La
barbe a toujours été l'un des moteurs de l'histoire de l'homme. Dans un
remarquable ouvrage sur la question, bizarrement élaboré par 3 femmes et, moins
bizarre, édité avec la collaboration de Gillette chez Nathan, on apprend par
exemple que la barbe se déploie avec 15000 poils, pousse de 14 centimètres par
an et que son rasage prend 6 mois de la vie d'un homme. Un homme qui ne se
raserait pas aurait une barbe de 9 mètres de long à la fin de sa vie (espérance
de vie européenne, bien entendu, l'Africain aura une barbe moins longue de 30
ans).
"Pourquoi ne te laisses-tu pas pousser la
barbe?"
La
barbe, mon vieux, c'est toute une histoire. Le philosophe polonais Jerzy Jedlicki, "père de la barbologie
politique", s'intéresse de très près à "la dialectique des poils et du pouvoir". Il s'en est expliqué
à un magazine français (EDJ, 10-9-92): "A toutes les époques, dans toutes les cultures, le pouvoir s'est
intéressé à la manière de se coiffer de ses citoyens. Il voyait dans leurs
cheveux et leur barbe un symbole du soutien ou de l'opposition à son égard...
C'est vrai que ces dernières années le pouvoir s'est moins occupé du poil des
citoyens. Mais le conflit à ce sujet peut reprendre d'un moment à l'autre. Il
suffit d'observer les rapports entre les états arabes laïcs et les barbus
islamistes pour s'en convaincre".
Remontons
un peu dans le temps pour voir quand est-ce que ce problème a commencé à se
poser. Contrairement à ce que les mauvais esprits pourraient penser, la barbe
ne s'est pas imposée aux premiers musulmans parce qu'il n'y avait pas mille
façons de se raser. (L'histoire du rasage signalée plus haut distingue l'âge des cavernes où l'homme se valait avec
un silex, puis la période romaine où l'on se dépilait avec de la graisse d'âne,
du sang de chauve-souris et de la poudre de vipère, puis la période allant de
la chute de l'Empire romain d'Occident (476?) à 1900 où l'on se rasait à coups
de bidules genre couteaux. Il fallut attendre 1972 pour voir le rasoir à double
lame, 1979 pour le rasoir à tête pivotante).
Non
ce n'est pas faute de moyens de rasage qu'on se laissait pousser la barbe aux
premiers temps de l'Islam. C'est plus profond, si l'on ose dire. A la base du
port de la barbe se trouve le besoin de fuir la Fitna (séduction trouble,
sédition) qu'occasionnaient, bien sûr, les femmes, mais aussi les jeunes
garçons sans barbes (Amrâd). Il ne faudrait pas oublier que l'homosexualité et la
pédérastie étaient choses courantes en ces temps-là à tel point que Quanâwi,
dans son "Kitab Fath'al Rah'man", écrit, page 16: "Le jeune garçon imberbe est comme une
femme. Pis encore, le regard porté sur lui est autrement criminel que celui qui
est porté sur une femme étrangère". Et de conseiller aux maîtres des
écoles coraniques, qui sont de par leur fonction, "hélas, en contact avec les garçons sans barbes", de tourner le
dos à leurs élèves pour ne pas succomber à la tentation.
Ibn
Al Wardi dans sa fameuse "Lamia", cite parmi "les choses" à
fuir les chansons, les poèmes d'amour, le vin, les farceurs, les belles femmes,
les instruments de musique et les garçons imberbes sur lesquels il insiste par
le vers: "Ne te laisse point égarer
par leurs croupes dodues et séduisantes". Là, évidemment, Ibn Al Wardi
confond le côté pile avec le côté face mais, enfin, on ne va lui tenir rigueur
de ne rentrer dans notre démonstration.
Si
un homme vous demande donc de vous laisser pousser la barbe, répondez-lui que vous
êtes déjà marié. Comprenez aussi que vous le troublez ou qu'il craint de se
laisser séduire par votre menton glabre comme un genou. C'est un problème de
tentation. La barbe fut à l'honneur ainsi chez les anciens Arabes qui étaient
au moins aussi farfelus que les Punks de notre époque barbare, si l'on en croit
Mazahéri: "Ainsi, un bourgeois
promenait une belle barbe demi-teinte soit en bleu, en jaune, en vert ou en
rouge. Un ouvrier ou un esclave avait une petite barbe taillée court. Les
notables, médecins, cadis, professeurs, imams avaient le menton orné d'une très
longue barbe blanche comme neige, tandis que celle des militaires se partageait
en deux touffes du plus noir". (In "vie quotidienne des musulmans",
p. 70).
Je
préfère ne pas penser à ce qu'aurait pu être une réunion du Comité militaire de
Salut national de cette époque-là. Actuellement nous n'avons que le très pieux
ministre de la Défense, le colonel Minnih, qui fait des efforts méritoires en
arborant un bouc de taille modeste. Il attend sans doute le prochain
remaniement ministériel pour le partager "en deux touffes". Mais il
teindra sans doute sa barbe en jaune et vert, lui.
Notre
président lui s'est épargné les affres du choix des teintures en se rasant
chaque matin. Aurait-il eu à teindre sa barbe qu'il l'aurait teinte, vous
l'avez déjà compris, en blanc avec une très belle diagonale bleue.
Ahmed
Ould Sidi Baba, le président du RDU, aurait eu une barbe bleue, Ould Mah une
jaune, Mustapha Ould Mohamed Salek une barbe orange et Ould Daddah une barbe
blanche.
Vous
savez ce qui tue notre gouvernement? L'absence de barbe.
Oh!
Il y a bien ça et là quelques maigres touffes de poils mal irrigués, quelques
mentons qui piquent, mais pas de barbe vraiment conséquente. Le ministre de la
Justice a bien 4 à 5
centimètres de barbe mais il a intérêt à se raser au
plutôt. S'il continue à se singulariser, on va le trouver suspect.
Cette
tragique absence de barbe convaincante chez nos gouvernements s'explique
peut-être par ce passage du traité de Shams Dine Al Ansari, "Kitab Siâssa
Fi Ilm il-Firâssa": "L'homme
supérieur, raisonnable, intelligent, philosophe éveillé, averti, savant, fin
connaisseur des hommes, est un homme qui porte une barbe..." CQFD.
Allez,
revenons. Le port de la barbe est donc d'abord une distinction, une marque de
virilité affichée, un refus d'amour homosexuel, une protection en quelque sorte
de soi, mais aussi des autres, de "la tentation". Ce serait une
provocation de se raser la barbe et s'exposer ainsi aux regards des autres
hommes.
Au
début de ce millénaire, les hommes "sans barbe" comme nous avons dit
étaient très prisés et pas seulement les "ghilmân" si chers à Abu
Nawas. Ibn Youssef At Tifashi (mort en 1253) dans un traité inédit très cru
consacre de longs chapitres à la manière de repérer les jeunes imberbes qui se
prostituent et comment les séduire (Nuzhat Al Albab... cité par A.W. Bouhdiba,
p. 175 de l'Essai sur la sexualité en Islam). Un manuscrit de la même époque,
signalé par Al Munajjid, traite du même sujet en plus de 2000 vers. Ainsi de
suite...
Plus
le temps passait, plus la barbe s'affichait comme un signe de respectabilité.
La mythologie grecque a rendu célèbre la barbe des satyres. Dans la
civilisation arabe le satyre justement n'a pas de barbe. Et ceux qui les séduisent
non plus.
Tout
se passe comme si l'Arabo-musulman passait son temps à se boucher les oreilles
pour ne pas entendre la syrinx de Pan et à se fermer la bouche pour ne pas en
jouer. La barbe constitue chez nous un enjeu beaucoup moins anodin qu'on ne le
croit.
Au
cours des siècles, les chevelus de la planète allaient donner à la barbe une
valeur hautement subversive. La barbe depuis le XIXème siècle rime désormais
avec contestation de l'ordre établi. Le pouvoir était glabre et bien coiffé (on
se rappellera de la touffe hirsute du baathiste en chef Khattri Ould Jiddou qui
allait s'assagir et diminuait à mesure qu'il se confirmait dans son poste
gouvernemental. Même processus pour le nassérien Rachid Ould Saleh).
Des
révolutionnaires russes aux joyeux chevelus des sixties, la barbe avait épousé
le non. Les Islamistes ramenèrent la barbe sous les feux de la rampe à la fin
des années 70 avec l'accession au pouvoir en Iran d'un mégabarbu du nom de
Ruhollah Khomeiny. Le Moyen-Orient est traditionnellement terre chevelue depuis
Enoch (Idriss).
De
1980 à 1988 eut lieu la première grande confrontation entre attributs pileux.
Irak contre Iran. Moustaches contre barbes.
Dans notre histoire
à nous, le poil fut à l'honneur chez les Kadihines, le plus puissant mouvement
de contestation que connut le pays. Avec la démocratisation le seul parti non
autorisé fut l'Oumma qui regroupe des Islamistes de tout poil. L'homme qui rata
la présidence d'un cheveu, à la tête de l'opposition fut le (légèrement, c'est
vrai) barbu : Ahmed Ould Daddah qui devint ainsi la bête noire et poilue
du glabre Maaouya Ould Taya.
"Pourquoi ne
te laisses-tu pas pousser la barbe?"
"Ne nous
induis pas en tentation" deviendrait-elle "Ne nous induis pas en
opposition"?
Il
est assez étrange que la signification de la barbe islamique ait changée du
tout au tout au fil des siècles. De signe de pouvoir "bourgeois",
elle est devenue déclaration de guerre, révolte, marginalisation de soi contre
l'ordre du monde.
C'est
peut-être mieux. Chacun donnera à sa barbe le sens qu'il voudra. La guerre des
barbes aura bien lieu un jour. Attention! Il n'y a pas que les barbes que l'on
voit. Il en est d'autres, "morales" si l'on peut dire.
"Pourquoi ne
te laisses-tu pas pousser la barbe"?
Laquelle
des barbes, barbe-pouvoir, barbe-opposition ou barbe-à-papa?»