lundi 17 octobre 2011

Nostalgiques


Cela commence par Cheikh Ould Abba et Mohamed Ould Abdellah, continue avec Ould Awa, puis avec Jeych Ould Mohammadou et cela finit avec Mahjouba et El Hadrami tous deux de la famille Ehl Meydah…
Zéro heure. J’étais parti pour dormir très tôt ce soir-là. Beaucoup de soucis et la ferme décision d’en finir cette semaine. Je ne dormirai pas. Je plongerai dans une mélancolie infinie. Tout revient avec cette mélancolie.
Les années d’innocence de la Mauritanie. Celles que j’ai vécues à Mederdra, un peu à Nouakchott. Au rythme de Radio Mauritanie qui animait les journées des classes «moyennes» de l’époque, celles qui pouvaient se payer un poste radio. De ces concerts de nuit qui emplissaient les ciels étoilés – toujours, selon mon souvenir – de la ville et de ses environs.
Chaque soir, chez l’une des familles de la ville, un concert est improvisé. C’est plus un lieu social qu’une manifestation musicale. Tout s’y passe : les rencontres, les échanges qui en découlent forcément, la création poétique, l’information, la formation et même la politique à un certain moment. C’est un moment culturel par excellence, mais surtout un lieu social. Je saurai, beaucoup plus tard, qu’il existait la même atmosphère à Timbédgha qui a joué pour le Hodh oriental, le même rôle que celui joué par Mederdra pour le Trarza central et occidental. En fait l’emprunte maraboutique prenait souvent le dessus dès qu’on s’éloignait du centre du pouvoir émiral traditionnel. Le griot et son art perdaient cette place et ce rôle central, dès qu’on s’éloignait des milieux de forts brassages.
L’Iguidi où était «implanté» Mederdra et dont elle symbolise le «centre géographique», l’Iguidi était justement le plus grand centre de brassage entre ce qui devait faire la richesse du pays : héritages africains (berbère et négro-africain) s’appropriant l’Arabe et fondant dans cette civilisation de l’Arabo-islamique…
En cette année où la sécheresse menace, se rappeler ces temps-là est douloureux. Une douleur indéfinissable, forcément indescriptible.
Pas seulement le sentiment d’avoir vu passer un monde à jamais enfoui, d’un temps à jamais révolu. Pas seulement le sentiment d’avoir perdu, sans véritablement prendre conscience de l’irréversibilité du fait, ceux qu’on aime et qui, de jour en jour, sont irremplaçables. Pas seulement la sensation élémentaire du «paradis perdu». Pas seulement… mais tout à la fois… avec l’intensité des premiers moments de douleurs, de vide…
J’appartiens à une génération qui a vu plusieurs fois le Monde …finir. En s’écroulant comme les tours jumelles de New York un certain 11 septembre 2001.
Quand la pluie ne vint pas pendant l’hivernage de 1968 et que bêtes et hommes furent obligés de se séparer. Les bêtes devaient être conduites aux horizons les plus lointains en quête de pâturages, les hommes n’avaient plus la force de les suivre. Cette année-là, la désolation s’abattit sur ce qu’était le Monde pour moi : plus un arbre debout, plus une bête. Là où l’on voyait des dizaines de têtes (bovins, ovins, caprins…), plus rien. Seulement quelques gweyratt (chèvres «domestiques») dans les cours des plus aisés. Le choc climatique produisait la catastrophe environnementale qui finira par détruire, déstructurer le tissu économique, les équilibres sociaux, les repères millénaires… jusqu’à exiler l’homme l’obligeant à se greffer dans un univers qui ne lui convenait pas. Une greffe qui n’a jamais pris…
Quand un matin de juillet (10) de l’année 78, le pays se réveille au son de la fanfare militaire. Et que nous apprenons que quelques officiers, non contents de continuer à faire face à un ennemi de plus en plus fort, ont décidé de «mettre fin au régime de la corruption». Ils seront pour le mental et le moral des Mauritaniens aussi désastreux et dévastateurs que la sécheresse pour l’environnement et le cheptel.
Quand un matin d’avril 89, on se réveille avec l’obligation pour nous de faire fi de notre géographie, de notre Histoire, de nos sentiments pour nous convaincre que le Sénégal était à l’autre bout du monde. Et qu’il fallait tourner le dos à des siècles d’intense intégration (sociale, culturelle, économique).
Quand, par la même occasion, l’encadrement politique national de l’époque exproprie, expulse, allant jusqu’à tuer des citoyens du pays et que, dans la foulée, ce même encadrement creuse le fossé entre les communautés qui ont vécu jusque-là en harmonie…
…Un jour, il va falloir repenser à tout cela. Un peu plus sereinement que je ne l’ai fait peut-être. Nécessairement quand même… Comme vous j’ai oublié qu’au commencement était la musique… mais n’est-ce pas, c’est Mohamed Yahya Ould Boubane – poète émérite, joueur talentueux de la tidinitt – qui a dit : çarraag mtagui maahi gawl
sam’ il hawl u ja medderbi
haajit viih eçarga wul hawl
yuhayiju maa vil qalbi (le voleur de mon turban/ a entendu la musique, est entré sans façon////cela a excité en lui l’envie du vol/parce que la musique excite la nature profonde).