J’ai choisi, pour des raisons évidentes, d’aller dans l’atelier qui
devait traiter des rapports du citoyen avec l’administration. Un atelier dirigé
par le Professeur Mohamed Mahmoud Ould Mohamed Salah et animé par Dr Zekeria
Ould Ahmed Salem et Al Khalil Ould Enahwi, tous deux éminents chercheurs. L’intérêt
pour moi du thème de l’atelier a aussi joué.
Le président de l’atelier devait préciser que l’administration
constitue le volet «opérationnel» de l’Etat. C’est à partir du contact
régulier avec le citoyen que celui-ci élabore son jugement sur l’Etat en
général. Un jugement qui dépend donc de la qualité du service rendu. Ce jugement
est défini à partir de trois facteurs : la régularité du processus de
décision (est-ce qu’il suit les règles préétablies et est-ce qu’il reconnait
les droits des citoyens ?) ; la célérité dans le fonctionnement des
services publics (est-ce que ce fonctionnement garantit la solidarité nationale
et donc l’unité ? est-ce qu’il garantit la continuité du service public ?
est-ce qu’il permet une répartition juste des ressources ?) ; et la
possibilité de recours face aux décisions administratives (est-ce que le citoyen
a la possibilité de recourir à un défenseur des droits par exemple ?). Après
cette brève introduction, la parole fut donnée au premier conférencier, Dr
Zekeria Ould Ahmed Salem qui présenta sous le thème : «Réforme de l’administration
et rôle du citoyen : vers un nouveau contrat social ?»
L’approche choisie était dictée par le brillant cursus du
conférencier, spécialiste dans la sociologie politique. Il s’agit d’abord d’étudier
le fonctionnement des sociétés, dans le cas d’espèce, face à l’administration
et à l’Appareil d’Etat en général.
Pour le conférencier, il ne faut plus limiter la réflexion sur les
causes «techniques» des dysfonctionnements de l’Appareil, mais aller
vers «les dimensions politiques et sociales» de ces causes «autrement
plus décisives que les aspects institutionnels, techniques ou managériaux
(gestion) d’un problème décidément complexe». L’un des grands défis que le
pays doit relever est bien celui de redonner à la problématique de la faillite
de l’Etat toutes ses dimensions et non pas son seul facteur technique. Comme ce
fut le cas de toutes les tentatives passées.
En allant de l’ajustement structurel à la gouvernance par le
développement institutionnel, on se rend compte qu’on n’a fait que reporter les
réformes demandées à plus tard. En arguant chaque fois corriger les choix
antérieurs.
L’analyse du processus historique montre que l’administration
coloniale n’a pas pris et que «dans
un contexte postcolonial où la société, longtemps majoritairement nomade, n’est
pas «capturée», la bureaucratie d’Etat est demeurée embryonnaire
jusque et y compris au milieu des années soixante-dix». Mais à partir des
années 80, l’Appareil va connaître «une crise de croissance aigue où pèsent
lourdement les transformations de l’Etat et de ses rapports avec la société sur
fonds de mutations sociales et politiques : scolarisation massive, urbanisation
accélérée, aide de l’Etat aux populations («politique distributive»), diversification
de l’économie, instabilité politique, insertion nationale dans les circuits
économiques internationaux…»
Si bien que quand interviennent les institutions financières et qu’elles
commencent à dicter les politiques à suivre au milieu des années 80, l’urgence
était d’«ajuster l’économie par l’administration». A ce stade, «l’une
des premières tâches des programmes d’ajustement structurel des économies des
pays pauvres, a été de faire une analyse documentée et chiffrée des travers des
fonctionnaires et de l’inflation de leurs effectifs, des problèmes
institutionnels de l’administration, de ses blocages et de son inadaptation à
une économie moderne». Diagnostic : la faible capacité
institutionnelle, le manque de transparence et la centralisation sont à l’origine
des insuffisances. Solutions préconisées : dégraissage de la fonction
publique, réduction des charges de l’Etat, blocage des recrutements, désengagement
de l’Etat qui se traduit par un démantèlement de la puissance publique.
«On a commencé ainsi par dénoncer, parfois à juste titre,
l’incompétence des fonctionnaires, la lenteur des procédures et leur manque de
transparence, la faiblesse technique des agents publics, les excès de la
personnalisation des charges publiques, le cloisonnement administratif,
l’opacité et l’inégal accès aux services de l’Etat». Comme pour renforcer
cette désétatisation de l’administration, on a poussé vers la création de «projets»,
«cellules», «unités de projets» et autres «organismes ad hoc»
qui prenaient une certaine autonomie par rapport aux administrations de tutelle.
«Tout cela est allé dans le sens d’une suspension de l’appareil
administratif de l’Etat ou à sa mise sous tutelle dans le cadre de la mise en
place d’une véritable administration parallèle».
C’est ainsi qu’«un coordinateur d’un petit projet (avec statut
de chef de service) devient vite le personnage central d’un département
ministériel au détriment de la hiérarchie». Il est même un personnage
central dans le processus de décision au niveau du gouvernement qui est ainsi «acheté»
(le terme n’est pas du conférencier) par celui qui devait le servir. Du coup, «les
élites politiques vont vite jouer le jeu et tenter de tirer partie de la
nouvelle donne, faute de marge de manœuvre ou de volonté de la réfuter».
Une décennie d’errements, puis arrive «le temps de la
Gouvernance» qui consacre le «retour de l’Etat» comme «facteur d’informalisation
de l’administration». Il signe le constat d’échec avec «une
réhabilitation toute théorique des fonctions de régulation de l’administration».
Etait-ce «trop tard» ?
Dr Ould Ahmed Salem explique : «A force d’être
instrumentalisés par les acteurs, les programmes de réforme économique et
administrative n’ont plus vraiment pour objectif de réformer l’administration
ou de la rendre performante. Ils sont avant tout devenus des ressources et, en
tant que tels, des enjeux de pouvoirs». Pour lui, le processus a permis de «renforcer
les pouvoirs d’une classe de technocrates qui maitrisent le processus et
peuvent le juguler, le falsifier ou le neutraliser». D’autant plus que «les
autorités en place peuvent aussi avoir un intérêt politique à l’anarchie de
l’administration».
C’est partant d’un constat d’échec (énième du genre) que l’on passe
à une nouvelle phase de réformes qui tire sa légitimité de la lutte contre la
corruption. Un artifice de plus qui reconnait quand même l’état des lieux. En effet
le document de la Stratégie de la lutte contre la corruption explique : «Malgré
le processus de démocratisation de la vie politique, la mise en œuvre de programmes
d’appui à la bonne gouvernance et d’institutions de régulation et de contrôle,
le rôle croissant de la société civile et l’adhésion du pays à plusieurs
conventions internationales, la corruption reste très présente en Mauritanie,
comme le montrent des études récentes. Plusieurs facteurs ont facilité un tel
processus, dont la dégradation de la déontologie professionnelle,
l’absence de sanctions et de contrôles efficaces, les dysfonctionnements du
système judiciaire, la faiblesse des rémunérations dans le secteur public et
l’inapplication des lois. En raison de son caractère insidieux, la
corruption prospère à l’ombre des dysfonctionnements de l’Etat».
Le problème n’est finalement pas technique, il est surtout d’ordre
politique et social. D’où la nécessité, aux yeux du conférencier d’élaborer un
nouveau Contrat social, de réhabiliter le service public et d’établir de
nouveaux rapports entre ce service et les citoyens.
«Les échecs des réformes de l’administration ont affecté des
notions naissantes et fragiles mais proprement politiques comme celles de bien
public, d'intérêt général, de force publique, d’égalité d’accès et de
citoyenneté qui auraient dû être développés dans le cadre d’un débat politique
et d’un contrat social formel». Sans un travail de fond menant à une
rupture radicale avec l’ordre ante, on ne peut espérer une réforme réelle de l’Appareil
d’Etat.
Cette réforme doit d’abord viser à «placer dans l’ordre de
l’indiscuté la nécessité de formuler un projet d’Etat impartial doté d’une
administration neutre et transparente assignée à exécuter des tâches pour le
bien commun et doté pour ce faire des moyens et des garanties nécessaires».
Mais il faut pour cela se pencher sur la vraie problématique de l’établissement
d’un Etat de droit dans nos contrées : «Comment dès lors demander à une
administration, même postcoloniale, de traiter les citoyens de façon égale
quand un pays marqué de façon indélébile par l’inégalité sociale, la hiérarchie
et la subordination d’une partie de la population à une autre selon la
richesse, l’origine généalogique, le sexe, mais surtout selon l’ethnie, la
position dans la hiérarchie interne de la tribu, la région ou la proximité avec
les détenteurs de l’autorité au niveau local ou central ?»
Le jour où «l’égalité sera un principe politique sacré» («l’égalité
n’est pas un référentiel courant dans le langage politique mauritanien»),
où la demande sociale de service public efficient sera entendue et prise en
charge par les élites dirigeantes, ce jour-là on pourra espérer l’avènement d’un
nouvel ordre sur la base d’un Contrat social progressiste voire révolutionnaire.
En attendant, on constate que «dans les mouvements sociaux observés
récemment dans le pays, les demandes sont concrètes, ponctuelles, sectorielles».
Mais «cela suppose que la nature même des rapports politiques
entre gouvernants et gouvernés soient repensés de fonds en comble, que la
pression soit si forte que l’unique solution pour dépasser la crise des
services publics et de l’administration voire de l’Etat soit dans l’acceptation
de nouvelles règles du jeu où le caractère dominant soit la transparence,
l’équité et l’efficacité des services publics». Trois gages exigibles du
service public : «la continuité, la gratuité et l’égalité
d’accès». Car, «la citoyenneté se construit sur la croyance en
la possibilité, voire en l’inéluctabilité, d’être égaux devant la loi ou
dans les droits et les devoirs. Or, dans une société où cette valeur n’est
guère partagée, il faut qu’un processus se déclenche pour y aboutir».
Conclusion : «le véritable problème qu’il convient de
résoudre dans la réforme de l’administration n’est pas technique, il est de
nature politique et concerne principalement la volonté de la communauté nationale,
chacun en ce qui le concerne, d’évoluer vers la constitution d’une communauté
politique basée sur un contrat social destiné à assurer les conditions de mise
en place d’un Etat de droit».
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