Pour
commémorer la mémoire de Habib Ould Mahfoud qui nous a quittés le 31 octobre
2001, nous vous proposons la préface écrite par le Professeur Abdel Wedoud Ould
Cheikh à la première édition des Mauritanides :
J’ai été un lecteur
assidu et souvent ébloui des «Mauritanides» de Habib. Il m’est arrivé, dans
diverses circonstances, de le rencontrer. Je garde en mémoire le souvenir du
sourire lumineux et du regard plein de malice de ce sceptique dont les
chroniques laissaient deviner le caractère à la fois facétieux et inquiet. Ces
rencontres épisodiques et les différences des cercles de fréquentation, liées
notamment à la différence d’âge, ne me permettent pas cependant de faire état
d’une connaissance personnelle de quelque étendue de cette figure totalement
atypique du paysage culturel mauritanien des années 1980. Je dois l’essentiel
des éléments de biographie ci-dessous à l’aimable assistance de Mohamed Fall
Ould Bah qui fut, lui, l’un de ses plus proches amis.
Habib
Ould Mahfoudh est né en 1960 aux environs de Nyivrâr, puits pastoral situé à
quelques quarante kilomètres au nord de
Méderdra, au cœur d’une région – l’Iguîdi – qui constitue la patrie historique
d’un ensemble tribal «maraboutique» – Awlâd Daymân – universellement connu dans
la société maure pour la finesse d’esprit de ses ressortissants et leur humour
pince sans rire. Ce natif de l’Iguidi appartenait pourtant, par son ascendance
généalogique, à la strate «guerrière» de la société maure traditionnelle. Il
convient de noter que les distinctions statutaires rigides de l’ordre social
précolonial («guerrier», «marabout», «ancien esclave», «griot», etc.) et les
stéréotypes comportementaux qui les accompagnaient demeuraient encore vivaces
du temps où Habib rédigeait ses chroniques, tout comme ils le sont encore
aujourd’hui. On retrouvera quelque chose de cette double culture locale, « maraboutique »
et «guerrière», dans les pérégrinations langagières des «Mauritanides». D’un
côté, la touche «maraboutique», ordonnée autour de la maîtrise de soi, de la
pudeur, de l’indifférence feinte à toutes les agitations du monde, qui
accompagnent le jeu subtile et ravageur sur le langage, caractéristique du
«parler des Awlâd Daymân» (klâm Awlâd Daymân) ; de l’autre, l’allure
directe et sans détours de propos qui ne craignent pas de mettre les
pieds dans le plat, d’attaquer de front des sujets tabous, maraboutiquement
intouchables, comme la sexualité, par exemple, dans le style débridé et sans
fard des habitants du Mahsar.
Au
reste, la bourgade de Méderdra, où Habib terminera le cycle primaire de sa
scolarité à la fin des années 1960, constituait une petite capitale de l’émirat
des Trarza, un lieu de rencontre et de complicité antagonique entre ces deux
facettes de l’héritage culturel régional, à l’ombre d’une nouvelle hégémonie
administrative et culturelle, celle de l’école «francophone» héritée de la
colonisation. Le futur lecteur boulimique éprouva très tôt, semble-t-il, la
jubilation que procuraient les jeux, libérés en quelque sorte des impératifs
culturels et statutaires locaux, sur et avec les mots d’une langue «neutre»,
venue d’ailleurs, le français. Il devint précocement «littéraire».
Inscrit
au «Collège de garçons» de Nouakchott à partir de 1972, il surclassait aisément
tous ses petits camarades dans sa matière de prédilection, le français. Il
composait des poèmes et écrivit même une pièce de théâtre, alors qu’il n’était
encore qu’élève de troisième. Au «Lycée National», la filière «Lettres Modernes»
(dite «bilingue») était essentiellement francophone, et encadrée à l’époque,
quasi uniquement, par des professeurs français. Elle lui offrit la possibilité
de marquer pour de bon une amorce de spécialisation dont les contours avaient
déjà commencé à se dessiner. Il pourra plus tranquillement délaisser tout ce
qui n’est pas de l’ordre du littéraire et consacrer même une bonne partie de
l’horaire dévolu aux autres matières — qui ne l’intéressaient guère — à des
exercices de style où il laissait libre cours à son imagination. C’est ainsi,
par exemple, qu’il faisait lire à certains
de ses camarades un «quotidien intime»
qu’il avait nommé «Boite à bachot news», où on pouvait lire des nouvelles
loufoques du genre : «Au moment où nous mettons sous presse, nous avons
appris que M. Arnaud s’est grièvement blessé en heurtant un obstacle
épistémologique dressé par un certain Gaston Bachelard à l’entrée du lycée…».
Le
traitement désinvolte que Habib réservait à tout ce qui n’était pas lettres ne
l’empêcha pas d’obtenir son baccalauréat en 1980. La commission des bourses de
l’Enseignement supérieur mauritanien l’orienta, suite à ce succès, vers des
études de cinéma à Alma Ata, dans l’ex-URSS. Il ne voulut pas de cette offre et
préféra s’inscrire dans la filière « lettres françaises » à l’Ecole
Normale Supérieure de Nouakchott. L’établissement et ses enseignements ne
réussirent pourtant pas à le retenir longtemps. Deux ans seulement, juste le
temps d’achever ce que l’on appelait alors «le cycle court» de l’ENS. Une
formation suffisante toutefois pour devenir enseignant de français dans le
secondaire.
Son premier poste d’affectation, en 1983, est
Aïoun El-Atrous, dans l’Est de la Mauritanie, à quelques sept cents kilomètres
de son Trarza natal. Et surtout à fort bonne distance des principaux marqueurs
culturels de ce microcosme très spécial qu’était l’Iguidi. Finies la
« froide » bouillie épaisse de mil (‘aysh) et les litotes sibyllines
de ses chers iguidiens. Place au couscous et à la décontraction décoiffante des
femmes Awlâd an-Nâsir. Aux quatre ans qu’il passera à Aïoun viendront
s’ajouter, au fil de ses changements d’affectation, des séjours à Nouadhibou,
dans l’extrême nord-ouest mauritanien, puis à Atar, dans le centre nord, avant
que son périple ne s’achève à Nouakchott. Ce tour de Mauritanie, élargi à
divers autres déplacements, permettra à Habib d’étoffer, sur le terrain, sa
connaissance du monde mauritanien, plus particulièrement celle du monde maure,
dans toutes ses facettes et sous toutes ses latitudes. L’environnement
scolaire, sis au cœur de cette expérience voyageuse, sera évidemment très
présent dans les plis des «Mauritanides», une fois que l’écrivain contrarié et
enseignant par nécessité aura cessé d’enseigner. Car en 1991, à un moment où la
Mauritanie connaît un début timide d’ouverture politique, un groupe d’amis lui proposa de participer au
lancement d’un hebdomadaire. Celui-ci, qui prit le nom de Mauritanie-Demain,
fut le point de départ de sa carrière de chroniqueur. Il la poursuivit dans un
héritier de Mauritanie-Demain (Al-Bayane), puis dans une publication qu’il
fonda lui-même en juillet 1993, Le Calame. journal Il dirigera et animera
jusqu’à sa brutale disparition survenue dans un hôpital parisien le 31 octobre
2001.
C’est
l’essentiel des chroniques publiées au cours de cette période sous le titre
«Mauritanides», conservé par Habib à travers ses changements d’affiliation
journalistique, qui est ici présenté au lecteur. Le titre, un peu étrange, de
ces chroniques, fruit d’une sorte d’acte manqué réussi, entre intention
sexualisante de départ et trafic de suffixes après coup, est expliqué comme
suit par l’auteur :
«C'était
au Journal Mauritanie-Demain,
le seul qui existait à l'époque, une époque de sueurs d'acier et de
gueule fermée, on m'avait demandé un papier. J'étais très fatigué, je voyageais
à 15 heures, la poussière rentrait de partout et ne sortait pas. Très peu
inspiré, je griffonnai sur la feuille cette question: "Les Mauritaniens sont-ils des obsédés sexuels?" Après moult
élucubrations je parvins à répondre : "oui". Je donnais aux cinq
feuillets le titre de "Mauritaniques",
pris mon sac et filai à l'aéroport. La rédaction jugea après moi que le rapport
entre la dernière syllabe de mon titre et la première phrase du papier était
plus que douteux. Mauritaniques
devint ainsi Mauritanides.
L'obsession commençait à la rédaction».
La
période de parution des Mauritanides correspond, pour l’essentiel, aux deux
décennies de pouvoir du Colonel Maaouiya Ould Taya, parvenu à la tête de l’Etat
mauritanien à la faveur d’un putsch perpétré le 12/12/1984. L’ascension
sultanienne du héros du «12/12», qui étend largement son ombre sur la
scénographie ubuesque des «Mauritanides», intervint à la suite d’une décennie
de misère et de chaos. La terrible sécheresse du milieu des années 1970 avait déversé
sur les principales agglomérations de Mauritanie, et plus particulièrement sur
Nouakchott, des flots ininterrompus de naufragés, orphelins de leurs troupeaux
et de leurs champs. La guerre du Sahara (1975-1978) avait contribué, elle
aussi, à cet exode, et participé, par le gonflement rapide des rangs de
l’armée, à l’ébranlement des assises sociologiques «traditionnelles» de la
société mauritanienne. La valse des putschistes accompagna, à partir de 1978,
l’effondrement rapide d’une administration clochardisée et saisie de paralysie
devant l’afflux massif des victimes de la sécheresse. La corruption, articulée
aux solidarités primordiales, «tribales» et «ethniques», va connaître des
progrès toujours plus étendus. Il fallut de plus en plus, quand on pouvait,
tout acheter. Des papiers d’identité aux diplômes, des «entrées» aux marchés
d’Etat aux concessions foncières, des prises en charge sanitaires à
«l’indulgence» des services douaniers.
Cette
«boutiquiarisation» universelle connut un épanouissement remarquable sous le
régime de Maaouiya et des institutions politiques qu’il a contribué à
promouvoir : son parti, ses hommes de main, ses tournées sultaniennes à
travers le pays, etc. L’ironie mordante de Habib trouvera là l’essentiel de ses
cibles. Ce n’est pas que les rivaux et les victimes du maaouiyisme aient
totalement échappé à l’attention satirique de l’auteur des «Mauritanides».
C’était même un de ses traits d’habilité, quand viendra le temps des «gueules
semi-ouvertes», si je puis dire, que de n’épargner de son persiflage quasiment
rien de ce qui existe ou qui a existé sur le sol mauritanien, hommes, animaux
et paysages confondus. Il réservera cependant ses traits de plume les plus
acerbes aux êtres et objets de la galaxie Maaouiya et au terne pluralisme
monolithique dont ce dernier s’était fait le promoteur à partir de 1991. Habib
s’attachera à débusquer et à ridiculiser, à travers des itinéraires aussi
improbables qu’assassins, les travers d’une structure-boutique née sur les
décombres de ce que la bonne vieille ruralité mauritanienne comptait de valeurs
à peu près sortables. Le personnel politique, les médias officiels, la
grotesque personnalisation du pouvoir dont Maaouiya était l’artisan et le
bénéficiaire, autant d’agents et de victimes d’une bêtise nationale que Habib
n’aura de cesse de brocarder. En opposition à cette avant-scène du mimétisme
dérisoire, des cravates mal ajustées et des outrances courtisanes, Habib
dessine en creux dans ses chroniques, non sans une pointe de nostalgie, l’image
bucolique et dunaire de la saine et simple ruralité bédouine de son enfance.
Quand on pouvait encore célébrer, avec Mhammad w. Ahmad Yûra ou Sidiyya w.
Haddâr, les pérégrinations du campement de la bien-aimée et lui signifier, en
de subtils hémistiches, tout un cortège de mélancoliques regrets.
La
guérilla langagière de cet esprit rebelle, installée dans le délire logique
d’une poésie désinvolte et ravageuse, visait avant tout à semer quelques
cailloux dans les rangers des despotes au petit pied qui se sont succédés à la tête de la Mauritanie depuis le coup
d’Etat de 1978. C’est d’abord en leur direction que sa sociologie sauvage était
orientée. Les armes de sa critique faisaient feu de toutes les ressources d’une
culture rhétorique nourrie aussi bien d’Alfred Jarry et de San Antonio que
d’al-Jâhiz et de Saddûm w. Ndiartu. Abécédaire, chroniques dégentées et
loufoques, effets d’échelle et exagérations outrancières, lexicographie piratée
et étymologies délibérément fantaisistes, s’associent ici à tous les tropes
(litote et oxymore, métaphore et métonymie, assonance et allusions équivoques
…) d’un mode d’expression résolument mobilisé contre le gel sémantique
ordinaire et ses somnambules victimes.
Je le disais à l’instant, l’un des
intérêts majeurs de Habib, tout au long de ses «Mauritanides», était
d’instiller le doute et l’étonnement, d’amener ses lecteurs à interroger leur
forme de soumission à l’autorité, leur ouvrir les yeux sur les sources indignes
de la dignité de ceux auxquels ils consentent, parfois avec un enthousiasme
délirant, à offrir leur allégeance. Il savait que la culture tribale (mal)
étatisée, qui informe les valeurs et les conduites de la plupart de ses
compatriotes, articule, dans la vision qu’elle charrie du rapport à l’autorité,
une postulation double. D’un côté, une démission résignée qui conduit aisément
à la servilité, voire à la servitude. De l’autre, des atavismes anarchistes,
qu’il n’est pas interdit d’associer au mode de vie nomade et aux luttes de
classement entre ‘asabiyyât (nécessairement)
rivales qui le parcouraient ; en somme, l’héritage de la vieille sayba saharienne de sa «terre d’insolence»
que l’auteur des «Mauritanides» aimait d’une passion qu’il ne craignait pas de
proclamer.
Habib a exprimé avec un talent
inégalé l’esprit d’insoumission qu’il me plait d’associer à l’image de
l’authentique guerrier nomade des temps jadis, face aux manœuvres sans gloire
de tous les accommodements auxquels invitaient les (sur)vies des temps qu’il a
vécus et disséqués. Par les audaces jamais à court d’inspiration de ses
irrévérencieuses divagations, il a racheté de sa bêtise efflanquée ou repue
tout un peuple de porte-miroirs. Il a fait tinter aux oreilles des courtisans,
des bien pensants et des apôtres, des mots, des calembours et des anecdotes
dont les échos ravageurs ne sont pas près de s’estomper. Et si ce fut dans une
langue venue d’ailleurs —au demeurant admirablement maîtrisée— l’infusion
généralisée des tournures, des expressions et des références à sa culture
native, font affleurer partout l’insécable entrelacement du dehors et du
dedans, du proche et du lointain, du local et du planétaire. Une manière, en
somme, de clin d’œil permanent de Nyivrâr à la terre entière que ce français
miné de hassanismes devait transmettre au monde.
Car l’homme n’était pas seulement
écrivain et essayiste, il était avant tout un admirable artisan de
l’imaginaire, un conspirateur de ces enchaînements improbables qui font tout
d’un coup basculer le réel dans le solvant magnifiquement pervers que lui tend
le langage. Qui n’a pas aimé les visites guidées dans les labyrinthes habibiens
peuplés d’étranges personnages mimant pourtant de si près l’univers prosaïque
et rude du noukchottois de base ? Voyez, par exemple, sa «Lettre ouverte à un
chameau». Mais tous les «Mauritanides» seraient à citer… Par une succession
insensible de légers déplacements, de courts-circuits, d’accumulations
productrices, l’imaginaire du rusé chroniqueur constituait subrepticement un
espace non hiérarchique, un univers «retourné» et protestataire, un monde des
équivalents où le roi aussi bien que ses sujets sont nus. Ce monde «déréalisé»
restait malgré tout le monde, notre monde. Par la vertu de
l’étrange procédé qui veut, comme disait Theodor Adorno, que l’art soit «la
magie libérée du mensonge d’être vérité».
Habib était, à n’en pas douter, un
artiste.
Abdel Wedoud Ould Cheikh
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