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samedi 1 novembre 2014

Habib : Treize ans déjà !

Pour commémorer la mémoire de Habib Ould Mahfoud qui nous a quittés le 31 octobre 2001, nous vous proposons la préface écrite par le Professeur Abdel Wedoud Ould Cheikh à la première édition des Mauritanides :

J’ai été un lecteur assidu et souvent ébloui des «Mauritanides» de Habib. Il m’est arrivé, dans diverses circonstances, de le rencontrer. Je garde en mémoire le souvenir du sourire lumineux et du regard plein de malice de ce sceptique dont les chroniques laissaient deviner le caractère à la fois facétieux et inquiet. Ces rencontres épisodiques et les différences des cercles de fréquentation, liées notamment à la différence d’âge, ne me permettent pas cependant de faire état d’une connaissance personnelle de quelque étendue de cette figure totalement atypique du paysage culturel mauritanien des années 1980. Je dois l’essentiel des éléments de biographie ci-dessous à l’aimable assistance de Mohamed Fall Ould Bah qui fut, lui, l’un de ses plus proches amis.

Habib Ould Mahfoudh est né en 1960 aux environs de Nyivrâr, puits pastoral situé à quelques quarante kilomètres au nord  de Méderdra, au cœur d’une région – l’Iguîdi – qui constitue la patrie historique d’un ensemble tribal «maraboutique» – Awlâd Daymân – universellement connu dans la société maure pour la finesse d’esprit de ses ressortissants et leur humour pince sans rire. Ce natif de l’Iguidi appartenait pourtant, par son ascendance généalogique, à la strate «guerrière» de la société maure traditionnelle. Il convient de noter que les distinctions statutaires rigides de l’ordre social précolonial («guerrier», «marabout», «ancien esclave», «griot», etc.) et les stéréotypes comportementaux qui les accompagnaient demeuraient encore vivaces du temps où Habib rédigeait ses chroniques, tout comme ils le sont encore aujourd’hui. On retrouvera quelque chose de cette double culture locale, « maraboutique » et «guerrière», dans les pérégrinations langagières des «Mauritanides». D’un côté, la touche «maraboutique», ordonnée autour de la maîtrise de soi, de la pudeur, de l’indifférence feinte à toutes les agitations du monde, qui accompagnent le jeu subtile et ravageur sur le langage, caractéristique du «parler des Awlâd Daymân» (klâm Awlâd Daymân) ; de l’autre, l’allure directe et sans détours de propos qui ne craignent pas de  mettre les pieds dans le plat, d’attaquer de front des sujets tabous, maraboutiquement intouchables, comme la sexualité, par exemple, dans le style débridé et sans fard des habitants du Mahsar.

Au reste, la bourgade de Méderdra, où Habib terminera le cycle primaire de sa scolarité à la fin des années 1960, constituait une petite capitale de l’émirat des Trarza, un lieu de rencontre et de complicité antagonique entre ces deux facettes de l’héritage culturel régional, à l’ombre d’une nouvelle hégémonie administrative et culturelle, celle de l’école «francophone» héritée de la colonisation. Le futur lecteur boulimique éprouva très tôt, semble-t-il, la jubilation que procuraient les jeux, libérés en quelque sorte des impératifs culturels et statutaires locaux, sur et avec les mots d’une langue «neutre», venue d’ailleurs, le français. Il devint précocement «littéraire».

Inscrit au «Collège de garçons» de Nouakchott à partir de 1972, il surclassait aisément tous ses petits camarades dans sa matière de prédilection, le français. Il composait des poèmes et écrivit même une pièce de théâtre, alors qu’il n’était encore qu’élève de troisième. Au «Lycée National», la filière «Lettres Modernes» (dite «bilingue») était essentiellement francophone, et encadrée à l’époque, quasi uniquement, par des professeurs français. Elle lui offrit la possibilité de marquer pour de bon une amorce de spécialisation dont les contours avaient déjà commencé à se dessiner. Il pourra plus tranquillement délaisser tout ce qui n’est pas de l’ordre du littéraire et consacrer même une bonne partie de l’horaire dévolu aux autres matières — qui ne l’intéressaient guère — à des exercices de style où il laissait libre cours à son imagination. C’est ainsi, par exemple,  qu’il faisait lire à certains de ses camarades un  «quotidien intime» qu’il avait nommé «Boite à bachot news», où on pouvait lire des nouvelles loufoques du genre : «Au moment où nous mettons sous presse, nous avons appris que M. Arnaud s’est grièvement blessé en heurtant un obstacle épistémologique dressé par un certain Gaston Bachelard à l’entrée du lycée…».

Le traitement désinvolte que Habib réservait à tout ce qui n’était pas lettres ne l’empêcha pas d’obtenir son baccalauréat en 1980. La commission des bourses de l’Enseignement supérieur mauritanien l’orienta, suite à ce succès, vers des études de cinéma à Alma Ata, dans l’ex-URSS. Il ne voulut pas de cette offre et préféra s’inscrire dans la filière « lettres françaises » à l’Ecole Normale Supérieure de Nouakchott. L’établissement et ses enseignements ne réussirent pourtant pas à le retenir longtemps. Deux ans seulement, juste le temps d’achever ce que l’on appelait alors «le cycle court» de l’ENS. Une formation suffisante toutefois pour devenir enseignant de français dans le secondaire.

Son  premier poste d’affectation, en 1983, est Aïoun El-Atrous, dans l’Est de la Mauritanie, à quelques sept cents kilomètres de son Trarza natal. Et surtout à fort bonne distance des principaux marqueurs culturels de ce microcosme très spécial qu’était l’Iguidi. Finies la « froide » bouillie épaisse de mil (‘aysh) et les litotes sibyllines de ses chers iguidiens. Place au couscous et à la décontraction décoiffante des femmes Awlâd an-Nâsir. Aux quatre ans qu’il passera à Aïoun viendront s’ajouter, au fil de ses changements d’affectation, des séjours à Nouadhibou, dans l’extrême nord-ouest mauritanien, puis à Atar, dans le centre nord, avant que son périple ne s’achève à Nouakchott. Ce tour de Mauritanie, élargi à divers autres déplacements, permettra à Habib d’étoffer, sur le terrain, sa connaissance du monde mauritanien, plus particulièrement celle du monde maure, dans toutes ses facettes et sous toutes ses latitudes. L’environnement scolaire, sis au cœur de cette expérience voyageuse, sera évidemment très présent dans les plis des «Mauritanides», une fois que l’écrivain contrarié et enseignant par nécessité aura cessé d’enseigner. Car en 1991, à un moment où la Mauritanie connaît un début timide d’ouverture politique,  un groupe d’amis lui proposa de participer au lancement d’un hebdomadaire. Celui-ci, qui prit le nom de Mauritanie-Demain, fut le point de départ de sa carrière de chroniqueur. Il la poursuivit dans un héritier de Mauritanie-Demain (Al-Bayane), puis dans une publication qu’il fonda lui-même en juillet 1993, Le Calame. journal Il dirigera et animera jusqu’à sa brutale disparition survenue dans un hôpital parisien le 31 octobre 2001.

C’est l’essentiel des chroniques publiées au cours de cette période sous le titre «Mauritanides», conservé par Habib à travers ses changements d’affiliation journalistique, qui est ici présenté au lecteur. Le titre, un peu étrange, de ces chroniques, fruit d’une sorte d’acte manqué réussi, entre intention sexualisante de départ et trafic de suffixes après coup, est expliqué comme suit par l’auteur :

«C'était au Journal Mauritanie-Demain, le seul qui existait à l'époque, une époque de sueurs d'acier et de gueule fermée, on m'avait demandé un papier. J'étais très fatigué, je voyageais à 15 heures, la poussière rentrait de partout et ne sortait pas. Très peu inspiré, je griffonnai sur la feuille cette question: "Les Mauritaniens sont-ils des obsédés sexuels?" Après moult élucubrations je parvins à répondre : "oui". Je donnais aux cinq feuillets le titre de "Mauritaniques", pris mon sac et filai à l'aéroport. La rédaction jugea après moi que le rapport entre la dernière syllabe de mon titre et la première phrase du papier était plus que douteux. Mauritaniques devint ainsi Mauritanides. L'obsession commençait à la rédaction».

La période de parution des Mauritanides correspond, pour l’essentiel, aux deux décennies de pouvoir du Colonel Maaouiya Ould Taya, parvenu à la tête de l’Etat mauritanien à la faveur d’un putsch perpétré le 12/12/1984. L’ascension sultanienne du héros du «12/12», qui étend largement son ombre sur la scénographie ubuesque des «Mauritanides», intervint à la suite d’une décennie de misère et de chaos. La terrible sécheresse du milieu des années 1970 avait déversé sur les principales agglomérations de Mauritanie, et plus particulièrement sur Nouakchott, des flots ininterrompus de naufragés, orphelins de leurs troupeaux et de leurs champs. La guerre du Sahara (1975-1978) avait contribué, elle aussi, à cet exode, et participé, par le gonflement rapide des rangs de l’armée, à l’ébranlement des assises sociologiques «traditionnelles» de la société mauritanienne. La valse des putschistes accompagna, à partir de 1978, l’effondrement rapide d’une administration clochardisée et saisie de paralysie devant l’afflux massif des victimes de la sécheresse. La corruption, articulée aux solidarités primordiales, «tribales» et «ethniques»,  va connaître des progrès toujours plus étendus. Il fallut de plus en plus, quand on pouvait, tout acheter. Des papiers d’identité aux diplômes, des «entrées» aux marchés d’Etat aux concessions foncières, des prises en charge sanitaires à «l’indulgence» des services douaniers.

Cette «boutiquiarisation» universelle connut un épanouissement remarquable sous le régime de Maaouiya et des institutions politiques qu’il a contribué à promouvoir : son parti, ses hommes de main, ses tournées sultaniennes à travers le pays, etc. L’ironie mordante de Habib trouvera là l’essentiel de ses cibles. Ce n’est pas que les rivaux et les victimes du maaouiyisme aient totalement échappé à l’attention satirique de l’auteur des «Mauritanides». C’était même un de ses traits d’habilité, quand viendra le temps des «gueules semi-ouvertes», si je puis dire, que de n’épargner de son persiflage quasiment rien de ce qui existe ou qui a existé sur le sol mauritanien, hommes, animaux et paysages confondus. Il réservera cependant ses traits de plume les plus acerbes aux êtres et objets de la galaxie Maaouiya et au terne pluralisme monolithique dont ce dernier s’était fait le promoteur à partir de 1991. Habib s’attachera à débusquer et à ridiculiser, à travers des itinéraires aussi improbables qu’assassins, les travers d’une structure-boutique née sur les décombres de ce que la bonne vieille ruralité mauritanienne comptait de valeurs à peu près sortables. Le personnel politique, les médias officiels, la grotesque personnalisation du pouvoir dont Maaouiya était l’artisan et le bénéficiaire, autant d’agents et de victimes d’une bêtise nationale que Habib n’aura de cesse de brocarder. En opposition à cette avant-scène du mimétisme dérisoire, des cravates mal ajustées et des outrances courtisanes, Habib dessine en creux dans ses chroniques, non sans une pointe de nostalgie, l’image bucolique et dunaire de la saine et simple ruralité bédouine de son enfance. Quand on pouvait encore célébrer, avec Mhammad w. Ahmad Yûra ou Sidiyya w. Haddâr, les pérégrinations du campement de la bien-aimée et lui signifier, en de subtils hémistiches, tout un cortège de mélancoliques regrets.

La guérilla langagière de cet esprit rebelle, installée dans le délire logique d’une poésie désinvolte et ravageuse, visait avant tout à semer quelques cailloux dans les rangers des despotes au petit pied qui se sont succédés  à la tête de la Mauritanie depuis le coup d’Etat de 1978. C’est d’abord en leur direction que sa sociologie sauvage était orientée. Les armes de sa critique faisaient feu de toutes les ressources d’une culture rhétorique nourrie aussi bien d’Alfred Jarry et de San Antonio que d’al-Jâhiz et de Saddûm w. Ndiartu. Abécédaire, chroniques dégentées et loufoques, effets d’échelle et exagérations outrancières, lexicographie piratée et étymologies délibérément fantaisistes, s’associent ici à tous les tropes (litote et oxymore, métaphore et métonymie, assonance et allusions équivoques …) d’un mode d’expression résolument mobilisé contre le gel sémantique ordinaire et ses somnambules victimes.

Je le disais à l’instant, l’un des intérêts majeurs de Habib, tout au long de ses «Mauritanides», était d’instiller le doute et l’étonnement, d’amener ses lecteurs à interroger leur forme de soumission à l’autorité, leur ouvrir les yeux sur les sources indignes de la dignité de ceux auxquels ils consentent, parfois avec un enthousiasme délirant, à offrir leur allégeance. Il savait que la culture tribale (mal) étatisée, qui informe les valeurs et les conduites de la plupart de ses compatriotes, articule, dans la vision qu’elle charrie du rapport à l’autorité, une postulation double. D’un côté, une démission résignée qui conduit aisément à la servilité, voire à la servitude. De l’autre, des atavismes anarchistes, qu’il n’est pas interdit d’associer au mode de vie nomade et aux luttes de classement entre ‘asabiyyât (nécessairement) rivales qui le parcouraient ; en somme, l’héritage de la vieille sayba saharienne de sa «terre d’insolence» que l’auteur des «Mauritanides» aimait d’une passion qu’il ne craignait pas de proclamer.
Habib a exprimé avec un talent inégalé l’esprit d’insoumission qu’il me plait d’associer à l’image de l’authentique guerrier nomade des temps jadis, face aux manœuvres sans gloire de tous les accommodements auxquels invitaient les (sur)vies des temps qu’il a vécus et disséqués. Par les audaces jamais à court d’inspiration de ses irrévérencieuses divagations, il a racheté de sa bêtise efflanquée ou repue tout un peuple de porte-miroirs. Il a fait tinter aux oreilles des courtisans, des bien pensants et des apôtres, des mots, des calembours et des anecdotes dont les échos ravageurs ne sont pas près de s’estomper. Et si ce fut dans une langue venue d’ailleurs —au demeurant admirablement maîtrisée— l’infusion généralisée des tournures, des expressions et des références à sa culture native, font affleurer partout l’insécable entrelacement du dehors et du dedans, du proche et du lointain, du local et du planétaire. Une manière, en somme, de clin d’œil permanent de Nyivrâr à la terre entière que ce français miné de hassanismes devait transmettre au monde.
Car l’homme n’était pas seulement écrivain et essayiste, il était avant tout un admirable artisan de l’imaginaire, un conspirateur de ces enchaînements improbables qui font tout d’un coup basculer le réel dans le solvant magnifiquement pervers que lui tend le langage. Qui n’a pas aimé les visites guidées dans les labyrinthes habibiens peuplés d’étranges personnages mimant pourtant de si près l’univers prosaïque et rude du noukchottois de base ? Voyez, par exemple, sa «Lettre ouverte à un chameau». Mais tous les «Mauritanides» seraient à citer… Par une succession insensible de légers déplacements, de courts-circuits, d’accumulations productrices, l’imaginaire du rusé chroniqueur constituait subrepticement un espace non hiérarchique, un univers «retourné» et protestataire, un monde des équivalents où le roi aussi bien que ses sujets sont nus. Ce monde «déréalisé» restait malgré tout le monde, notre monde. Par la vertu de l’étrange procédé qui veut, comme disait Theodor Adorno, que l’art soit «la magie libérée du mensonge d’être vérité».

Habib était, à n’en pas douter, un artiste.


Abdel Wedoud Ould Cheikh

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