Il s’appelle Zekeria Ould
Ahmed Salem, plus connu sous le nom familial Dine Ould Denna. Il est une
sommité du monde de la science politique et est auteur d’une thèse magistrale
consacrée à «la politique par le bas»
qui permet d’explorer quelques-unes des productions littéraires et de prêches
de chefs religieux connus, pour faire la démonstration que la Mauritanie n’est
pas une exception en la matière. Il est aussi auteur (ou co-auteur) de plusieurs
ouvrages dont le dernier a pour titre : «Prêcher dans le désert. Islam politique et changement social en
Mauritanie», paru chez Karthala en juin 2013.
Au commencement était la
République Islamique de Mauritanie, une appellation qui fondait la vocation «religieuse» d’une Nation qui restait à
construire, d’un espace qui restait à transformer en pays, d’une société qui
était appelée à évoluer et à dépasser ses stratifications, à vaincre ses peurs
pour s’engager résolument sur la voie du progrès qui menait fatalement au
Progrès. Le nouvel Etat était une promesse d’égalité citoyenne, de justice
citoyenne, d’administration citoyenne… Plus d’un demi-siècle après la
proclamation de l’indépendance, qu’en reste-t-il ? et surtout où en est la
République «Islamique» ?
Après plus de vingt ans de
fructueuses recherches, le politiste (et sociologue) Zekeria Ould Ahmed
Salem se penche sur les «luttes et
(les) mobilisations religieuses» dans
notre société d’aujourd’hui. Ce qui lui permet de flairer «une sphère publique islamique» qui voit se mouvoir toutes les
expressions de la pensée d’inspiration religieuse : des plus radicales aux
plus modérées. Le rapport «Islam,
ethnicité, esclavage» retient son attention parce qu’il permet de voir (et
certainement de comprendre) comment la religion est devenue un enjeu dans les
luttes de classement et de placement dans une société en mutation. Mais le
contexte mauritanien est-il singulier, se demande Ould Ahmed Salem ?
La démarche du chercheur
consiste à aller de l’événement – l’autodafé de 2012 – pour faire la genèse de
cette évolution qui a consisté à conquérir le champ du religieux pour légitimer
sa cause et son action. Chaque acteur politique cherchant à ancrer son action
dans un Islam «authentique», «originel», «vrai»…
«Il était reproché à cette littérature vénérée localement non seulement
d’avoir légitimé depuis des siècles l’asservissement des populations maures
noires arabophones, les hratin, mais aussi de constituer encore aujourd’hui un
obstacle majeur à l’application effective par les juridictions du pays des lois
criminalisant l’esclavage». D’où l’autodafé organisé par l’ONG
anti-esclavagiste IRA de Birame Ould Dah Ould Abeid.
L’événement avait choqué
l’opinion publique, laissant les conservatismes prendre le dessus dans une
société qui n’a finalement rien oublié des réflexes d’antan. Du coup se
posaient toutes les problématiques liées à l’émergence, au retour en force du
religieux dans le champ politique par le truchement du social. L’Islam peut-il
être le moteur de l’évolution politique et des transformations sociales ?
Zekeria Ould Ahmed Salem articule
sa démarche sur six axes avant de conclure. La première partie est réservée aux
«paradoxes de l’islam politique» en
Mauritanie. Cet axe permet de faire la genèse de l’intrusion, puis de
l’accaparement de la sphère publique par le fait islamique. L’Etat postcolonial
qu’il fallait tropicaliser, à travers le recouvrement de son identité d’abord
arabe (à travers l’arabisation) ensuite islamique à travers l’exigence plus ou
moins violemment exprimée de conformer le quotidien à ce qui est supposé être
les préceptes d’un Islam orthodoxe (aslamat achaari’ qu’on pourrait traduire
par «la réislamisation de la rue» et
qui commençait par l’interdiction aux restaurants d’ouvrir pendant le mois du
ramadan et finissait par la séparation des genres, la fin de la mixité).
Le contour de ces questions
est fixé par un historique des évolutions d’une République «enfin islamique», avec notamment les
réformes éducatives qui ont toutes voulu ancrer cette identité religieuse et
cette orientation de l’Etat-Nation. Mais se pose à la fin du processus, la
problématique née des «mutations de
l’autorité religieuse», notamment dans son aspect rapport entre «confréries et oulémas».
Le deuxième axe est consacré
à l’Islam politique institutionnel à travers le parcours du parti Tawassoul qui
regroupe les «Islamistes modérés». La
genèse du parcours nous conduit à redécouvrir les débuts mouvementés et
incertains de la mouvance, son passage par la «phase islamo-nationaliste» avant sa reconnaissance publique comme
parti politique.
En troisième moment, nous
explorons avec Ould Ahmed Salem «la
face cachée» de l’islamisme politique, celle qui a donné la violence
politique armée (terrorisme) mais aussi quelques expressions violentes dont la
plus récente est celle prônée par le groupe Ahbab
Arrassoul (les amoureux du Prophète, PSL) né à la suite de la publication
de l’article blasphématoire fin 2013. Cette manifestation apparue bien après la
publication de l’ouvrage, est justement la preuve de «l’indigénisation de la menace», qu’elle prenne l’ampleur d’un
mouvement terroriste ou celle d’une réaction rétrograde et vindicative. Elle
est l’aboutissement de l’«escalade
annoncée» déjà par l’ouvrage.
C’est le lieu de réfléchir
aux causes et manifestations de l’extrémisme, de le voir dans le sillage de «la menace globale», de plonger dans les
racines du rapport entre théologie et politique pour déceler les chemins qui les
mènent l’une à l’autre. C’est bien sur ces chemins sinueux et chaotiques qu’il
faut trouver les sources profondes de la violence politique comme exacerbation
de la lutte identitaire qui consiste à un moment à trouver une place pour soi
sur l’échiquier. Tous les moyens sont alors bons pour y arriver. La stratégie
élaborée officiellement pour lutter contre l’extrémisme religieux vise la «déradicalisation», mais elle risque
d’être rapidement dépassée si l’on ne prend pas en compte «les inégalités ethniques et (les) luttes socioreligieuses» qui sont le terreau de la violence à
craindre le plus. C’est justement pour explorer ces influences que le fait
religieux exerce sur le devenir sociopolitique du pays, que se construit le
quatrième axe de l’ouvrage.
Le retour à l’unicité de
Dieu permet de rappeler que le Maitre de l’Univers, le seul Maitre de
tout et de tous n’est autre qu’Allah. A ce Maitre nous appartenons tous
et pas à un autre. Commence la démarche du retour à l’Islam orthodoxe (ou
originel), celui qui faisait de Bilal un homme libre et le premier
muezzin de l’Islam. Cette démarche prend chez nous des dimensions épiques et
tragiques parce qu’elle se confond avec une âpre lutte d’émancipation pour
l’évolution d’une frange de la société, les hratin. Les «(dé)constructions religieuses de l’esclavage» vont permettre de
contester la pratique abjecte de l’esclavage, mais en même temps elles ouvrent
sur l’appropriation des arguments religieux afin de les utiliser dans le
discours anti-esclavagiste.
Quand un journaliste demande
à Birame Ould Dah Ould Abeid s’il conteste les préceptes de l’Islam, il
lui répond sans ambages : «Je suis
un salafiste qui croit profondément aux préceptes de l’Islam originel,
orthodoxe». A un moment donné d’ailleurs, le parti islamiste ainsi que les
militants de la mouvance, ont cherché à récupérer, sinon à accompagner l’IRA de
Ould Abeid. Ce qui leur a valu l’obligation pour eux de s’en éloigner au plus
après le fameux autodafé. «Une république
islamique contre l’esclavage ?», c’est l’une des questions que se pose
le chercheur à ce niveau de sa brillante démarche.
L’appropriation de l’outil
religieux – symbole d’une légitimité recouvrée – continue avec «l’intrusion» plus ou moins organisée
dans les espaces religieux comme la mosquée. La religion, après avoir été un
outil d’inféodation utilisée par une aristocratie qui n’acceptait pas de se
démettre, devient le cadre d’émancipation pour les opprimés historiques
victimes directes ou indirectes de l’esclavage. Ce qui se traduit par une autonomisation
des communautés hratine par rapport aux anciens maitres. C’est ainsi qu’il est
courant de voir aujourd’hui des imams haratine diriger les cérémonies de
mariage, d’enterrement, mais aussi les prières obligatoires quotidiennes,
celles des fêtes. On doit considérer cela comme une évolution positive dans la
mesure où il est la consécration d’un progrès des mentalités. Mais cela prend
des tournures risquées quand cette intrusion s’accompagne de violences verbales
ou pratiques à l’image de ce qui s’est passé dernièrement dans certaines
mosquées de Nouakchott.
Il faut rappeler cependant
que si les oulémas jouaient pleinement leur rôle dans la diffusion d’un Islam
tolérant, ouvert, égalitaire et juste, ces conflits seraient depuis longtemps
dépassés. Boubacar Ould Messaoud, président de SOS-Esclaves, la
première ONG à vocation anti-esclavagiste, nous dit dans une interview à un
organe de presse local : «Les
esclaves ayant été asservis avec des arguments tirés de la religion, il
conviendrait donc que les oulémas adoptent une position claire et prennent la
parole pour soutenir cette loi {la loi criminalisant l’esclavage, ndlr}. Ils doivent parler du haut des tribunes des
mosquées et partout ailleurs pour critiquer le phénomène de l’esclavage et
démentir tout lien entre esclavage et islam. Si cela était fait, cela suffirait
largement aux esclaves dans leur quête de liberté» (page 212).
Pour conclure ce chapitre
Zekeria Ould Ahmed Salem nous dit : «Le
débat sur les hiérarchies sociales, perçu dans les faits comme politique et non
religieux, n’arrive pas pour autant à éviter d’invoquer l’islam. Ce paradoxe
était sans doute appelé à durer tant que les hratin eux-mêmes n’avaient pas
pris sur eux de procéder de façon énergique, et avec des arguments religieux, à
la délégitimation religieuse de l’inégalité de naissance. Désormais entamé de
façon spectaculaire, ce processus devrait s’accentuer avec l’accession
croissante des membres de cette catégorie sociale à des positions d’autorité
religieuse.» (page 227)
Le sixième et dernier axe de
cette belle réflexion traite de la pratique islamique à travers la Charia comme
inspiration du droit appliqué en Mauritanie ; le statut du personnel qui
avait été conçu pour être une révolution dans le domaine des rapports sociaux
et qui a finalement été réduit à un texte de loi qui ne remet pas en cause les
fondamentaux de ces rapports ; et l’esclavage qui reste une pratique bien
ancrée malgré la loi le criminalisant et les actions spectaculaires des ONG.
Dans ce chapitre, des exemplaires tirés du vécu mauritanien sont donnés.
En
conclusion, «l’islam devait alors servir
à la consolidation nationaliste, de pair avec d’autres transformations globales
de la société (sédentarisation, scolarisation de masse, démocratisation, etc.).
mollement chassé par la porte par les premières autorités postcoloniales de la
République islamique (suprême paradoxe !), l’espace public confessionnel
était revenu d’abord et avant tout par les multiples fenêtres des réformes
éducatives, de la résurgence du nationalisme arabo-musulman, des mutations
sociales d’origine écologiques ou politiques, etc. dans ces conditions, le
renouveau islamique semble s’être situé à la croisée des effets des politiques
publiques religieuses, du changement social et des luttes politiques.»
C’est
bien parce que «les politiques de l’Etat,
les luttes sociales ou les diverses formes d’expression des rapports de force
peuvent se décliner en autant de querelles théologiques ou jurisprudentielles,
et inversement. Mais si tel est le cas, c’est moins parce qu’il y aurait une
inévitable homologie entre religion et politique en islam que parce que les
enjeux politiques, le sens social des croyances religieuses et les rapports
sociaux évoluent de concert. En l’occurrence, le répertoire islamique apparait
comme l’horizon moral de l’imaginaire social plutôt que comme la matrice ultime
des changements sociaux.»
Encadré :
Zekeria
Ould Ahmed Salem,
Politiste, sociologue et
observateur averti
Titulaire d’un Doctorat (nouveau
régime) avec mention «Très honorable»
en sciences politiques à l’institut d’études politiques de l'université de Lyon
2 en France, Zekeria Ould Ahmed Salem revient au pays où il continue son
travail de recherches par l’observation du terrain et par l’accumulation d’une
production immensément riche en discussions et réflexions sur les réalités
sociales et politiques du pays. Il devient professeur à l’université de
Nouakchott en 2002 après avoir été maitre de conférences pendant cinq ans. Il
accède au titre de «professeur habilité»
en 2011 alors qu’il s’était déjà taillé une place de choix au sein de la
communauté des chercheurs et enseignants spécialisés de la Mauritanie. il a
été, à ce titre, maître de conférences invité à l'Ecole des hautes études en
sciences sociales (2003), visiting
fellow au Centre d'études
africaines de Leyde aux Pays-Bas (2008), fulbright
visiting scholar à
l'université de Floride aux USA (2010), senior international fellow à
l'Institut d'études avancées de Paris (2012) et de Nantes (2013).
Ce disciple de François
Bayard participe justement à vulgariser, à expliquer, à «prouver» les thèses avancées par cette école moderne de science
politique. Notamment avec sa thèse qui avait pour titre : «Retour sur le politique par le bas. De
quelques modes populaires d’énonciations du politique en Mauritanie» et où
il revenait sur les textes des Mauritanides, sur les prêches de Mohamed Ould
Sidi Yahya et même sur les berceuses (tmaari) du Mahsar. Arrivé aux sciences
politiques par la philosophie (il a beaucoup travaillé Kant), il avait choisi
pour son mémoire de DEA : «La formation
de l’Etat moderne dans deux pays du Maghreb : l’Algérie et la Mauritanie».
Il a co-écrit en 2004,
«Les trajectoires d'un Etat-frontière : espaces, évolutions politiques et
transformations sociales en Mauritanie» (éditions
du CODESRIA, Dakar). Il a aussi écrit plusieurs articles dans des revues
spécialisées sur l’esclavage en Mauritanie, sur l’islam et l‘islamisme dans la
région du Sahel, sur les migrations, sur l’économie politique des ressources
naturelles.
Il a été pour nous, à
La Tribune, d’un très grand apport au tout début du lancement du journal où il
signait sous son nom familial «Dine Ould Denna». Il a signé de
nombreux articles et dirigé des dossiers consacrés à l’évolution sociale et
politique de la Mauritanie.
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