Il
m’épatera encore et encore, mon ami Beddah, celui que vous connaissez tous sous
le nom de «Habib»… Je sais aujourd’hui que chacun de ceux qui l’ont
connu est convaincu de l’avoir pratiqué, compris à lui seul. Chacun de ceux-là
croit qu’il lui a été le plus proche, le plus attaché… Comprenez donc que
chacun d’entre eux ait «son» Habib…
Voilà
treize ans qu’il nous a quittés… nous ne sommes toujours pas d’accord sur ce
que fut Habib, ce qu’a été Beddah. Chacun croit en «un» Habib, «un»
Beddah… Personne d’entre nous n’a au fond le droit de remettre en cause cette appropriation,
même si parfois elle prend l’allure malsaine d’une «utilisation» (pour
éviter de dire «instrumentalisation»)…
On
a tendance quand on parle des écrits de Habib de donner une trop grande
importance à l’influence de ses lectures «des classiques français» pour
en citer les plus connus. Dans aucun moment de toutes les interventions que j’ai
entendues ces jours-ci ne fait référence à Frédéric Dard, le père de San Antonio,
celui qui a eu sans doute le plus d’influence sur l’écrivain que fut Habib.
Mais
en réalité Beddah est le produit d’une culture profondément ancrée dans la
tradition Bidhâne. S’il lui arrive de citer un poème de Lamartine –
exclusivement «le lac» - ou Apollinaire – exclusivement «sous le pont
Mirabeau» - ou encore Alfred de Vigny – exclusivement «la mort du loup»
-, ce ne sont pas là ses poètes préférés quand on sait toute l’adoration qu’il
vouait à Charles Baudelaire, à Victor Hugo, mais surtout aux parnassiens. Son attachement
à l’école des Parnassiens s’explique sans doute par la conception qu’ils ont de
l’art qui ne peut servir le social et le politique pour eux. Là réside le
second quiproquo qu’on peut relever chez les commentateurs de l’œuvre de Habib :
l’homme n’a jamais été porté sur l’engagement politique, ou même sur la
réflexion politique. Ce qui ne l’empêche pas cependant de soutenir des causes
humanistes nobles mais toujours sans parti pris.
Pour
revenir au premier quiproquo, celui qui consiste à croire que Habib est le
produit d’une culture française «classique», l’auteur s’est remémoré
les poèmes cités plus haut à l’occasion de la découverte de grands génies de
nos latitudes. Quand on arrive à l’Ecole normale supérieure (ENS) de
Nouakchott, l’école est en pleine ébullition.
D’abord
la présence d’ainés souvent issus du «concours professionnel» qui permet
à des instituteurs ayant déjà fait carrière et «roulé leurs bosses un peu
partout» de revenir sur les bancs pour compléter un cycle de formation de
professeurs. Cette longueur d’avance leur donnait un ascendant certain sur les
jeunes bacheliers plus «nouakchottois» que «mauritaniens» et qui
se retrouvaient là comme par effraction, au moins par accident. Avec eux, nous
redécouvrions M’Hammad Ould Ahmed Youra, Mohammad Ould Adouba, Sidi Mohamed
Ould Gaçry sur lesquels ils travaillaient déjà (avec plus ou moins de talent)
dans le cadre de leurs mémoires de fin d’année. Les envolées lyriques de l’école
tagantoise (du Tagant), le romantisme poignant de l’école du Trarza ont sans doute
«poussé» Habib à se concilier avec les auteurs étrangers, romantiques et
même symboliques, dont les textes étaient imposés dans le cursus scolaire. La relation
avec les textes n’était plus la même : comparés à ceux des nôtres, ces
textes prenaient toute l’ampleur de l’humaine condition. Naissaient alors chez
lui tous ces questionnements autour du temps qui passe et avec
eux la mélancolie, le souvenir toujours pressant du Paradis perdu, le rapport
ambigu avec le temps dont on veut faire un lieu.
Il
y a eu ensuite cette classe d’enseignants et encadreurs nationaux et étrangers
qui ont eu leur influence certaine. Pour ne parler que des Mauritaniens, c’est
l’époque où feu Jamal Ould el Hacen faisait sa fulgurante entrée dans les
amphithéâtres de l’école dirigée par cette personnalité extraordinaire qu’était
Mme Simone Ba, épouse de Ba Bocar Alpha, l’un des bâtisseurs pionniers. L’énergie
débordante de la directrice, le professionnalisme de l’encadrement et la
compétence du corps enseignant explique largement cette exigence de qualité qui
faisait l’ENS de ces années-là.
Il
y avait enfin la buvette de l’école qui servait de cadre d’échanges aux
étudiants friands de savoirs et d’originalités. Débats politiques animés et certes
passionnés, mais aussi discussions philosophiques et littéraires de grand
niveau. C’est l’époque où l’on croquait en plein dans le patrimoine
culturel local, où l’on découvrait les génies de cette culture que la vie
citadine nous avait cachés.
Plus
que tous ses compagnons et amis, Habib qui avait grandi dans un milieu dont il
n’a rien oublié, était plus disposé à digérer cette culture et à se l’approprier.
L’expérience d’Aïoun (Hodh) va approfondir ce ressourcement durant les quatre
ans qu’il passera là-bas.
La
maturation de l’expérience et de la réflexion amène Habib à animer Mauritanides,
la rubrique qui fera sa notoriété. La rubrique du temps qui ne passe pas
fixe définitivement la personnalité de l’homme. Pour nous révéler un Beddah qui
est la somme de mille et une inspirations qu’il est difficile de circonscrire à
sa seule dimension de professeur de Français. Il est beaucoup plus que cela et
le restera.
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