On
raconte que quelques années après avoir sauvagement massacrés les Barmakides,
le Khalife Haroune Errachid s’en alla, seul se promener sur les vestiges de leurs
palais. Il entendit alors les gémissements d’un homme dont il s’approcha. Il découvrit
un vieil homme qui alternait déclamation de belles poésies à la gloire des
Barmakides et les pleurs bruyants.
Le
Khalife se retira rapidement et demanda à ses gardes d’aller sur les lieux lui
ramener l’homme en question. Après avoir réuni sa cour, il demanda à l’homme
les raisons de sa détresse croyant avoir affaire à un survivant de la famille. L’homme
se contenta de raconter au Khalife comment il était venu pour la première fois
à Bagdad où il cherchait de quoi nourrir sa famille qu’il avait abandonnée aux
confins du désert d’Arabie. Il avait alors rencontré un homme richement habillé
auquel il avait demandait un travail. L’homme s’enquit des raisons de la
démarche. «J’ai abandonné les miens sans
terre et sans pâturages, sans quoi se nourrir ou se vêtir. La majorité des gens
que j’ai laissés là-bas sont des femmes qui n’ont d’autre ressource que celle
que je pourrai apporter de mon voyage. Je ne peux me résoudre à la mendicité et
même si je ne sais pas faire grand-chose, je suis prêt à faire ce qu’on me
demandera pour pouvoir revenir là-bas avec de quoi les nourrir».
Les
propos émurent beaucoup l’inconnu qui lui offrit immédiatement des pièces d’or
et ordonna à l’un de ses accompagnateurs de lui montrer le troupeau de
chamelles en période de traite qu’il avait décidé de lui donner. Des pièces de
tissus lui furent offertes plus tard. Il voulut savoir qui était son
bienfaiteur, mais celui-ci interdit à sa cour de lui dire qui c’était.
Reparti
chez lui, l’homme vécut une décennie dans le bonheur. Jusqu’au jour où une
terrible sécheresse frappa le pays, décimant bêtes et cultures. Il dut quitter
de nouveau son pays en pensant à aller à Bagdad, là où se trouve le Khalife,
peut-être qu’il trouvera âme charitable comme ce fut le cas avant.
En
entrant dans la ville, il tomba sur un cortège. Il crut avoir affaire au
Khalife et s’empressa de gagner le niveau du personnage central. Il entreprit
de raconter sa détresse avant de savoir qu’il ne s’agissait pas du Khalife
Haroune Errachid. Mais l’homme «important»
entendit le cri de cœur et ordonna de lui verser or, argent, bétails, tissus…
Il décida de ne pas repartir cette fois sans savoir qui était son bienfaiteur. Il
le suivit donc après avoir confié la garde de ses nouveaux biens à l’extérieur
de la ville. Il entra avec le cortège dans le quartier où l’homme descendit de
cheval et alla à la rencontre d’un autre qu’il semblait affectionner fortement.
Notre homme reconnut son premier bienfaiteur. C’était Al-Fadhl Ibn Yahya Ibn
Khalid Al-Barmaki. Le deuxième bienfaiteur n’était autre que le frère du
premier, Jaa’far.
En
entendant l’histoire, le Khalife qui aimait bien au fond ses anciens
collaborateurs et néanmoins victimes, pleura longuement avant d’ordonner qu’on
donne à cet homme une quantité de biens considérables et variés. Alors, à la
surprise générale, l’homme se tourna vers le Khalife et lui dit : «Ce que tu viens de m’offrir là est à mettre
à l’actif des Barmakides. Qui peut rester aussi généreux aussi longtemps, même
après avoir quitté notre monde ?»
Les
paroles de l’homme n’offensèrent guère le Khalife qui apprécia plutôt le sens
de la loyauté. Une valeur qui se perdait alors.
Malgré
toute la mythologie dont ils furent l’objet, les Barmakides n’ont jamais été
adoptés par les Arabes, encore moins par les Historiens de l’époque qui se sont
employés à censurer une partie de leur gloire et de leur souvenir. Il n’y a que
dans la société Bidhâne où la famille est associée aux nobles valeurs de la
prodigalité, de la candeur, de l’équité…
Cela
apparait dans la musique où chaque fois qu’un griot authentique est pris par le
vertige de son jeu de la tidinit (luth) ou de l’ardîne (harpe féminine), chaque
fois qu’il plonge dans la mélancolie, qu’il est au sommet de l’inspiration, il
déclame quelques poésies à la gloire de la famille Barmakide. C’est ainsi que
Yahya «Ibnou Khalidi», ses fils
Al-Fadhl et Jaa’far sont célébrés dans tous les modes de la musique Bidhâne.
Dans
le langage de tous les jours, quand on veut qualifier l’absolue générosité, on
dit tout simplement : «untel est un
Barmaki», «Ehl untel sont des Baramek»…
si bien que cela est passé dans la poésie de grande classe.
La
question est de savoir pourquoi les Bidhâne, cette peuplade du désert qui s’est
approprié une Histoire exclusivement arabe, avec les aprioris, les préjugés qui
marquent les relations avec l’Autre, avec cette aversion prononcée pour tout ce
qui n’est pas Arabe à l’origine et tout ce qui n’est pas islamique à l’origine…,
pourquoi cette société a-t-elle adopté les Barmakides au détriment du Khalife
abbasside Haroune Errachid ? Pourquoi la glorification de ceux qui sont
considérés ailleurs comme étant la cause première de la décadence de l’Empire
Abbasside donc de l’Empire musulman ? Cela mérite réflexion.
Je
me souviens des séances communes de pleurs : des femmes et des hommes qui
se rassemblent pour écouter une partie de cette mythologie qui a fini par
nourrir un imaginaire produisant des histoires tristes qui ont fini par donner
le drame des Barmakides. Des histoires lues dans le livre «i’laam ennass» qui a été l’un des premiers ouvrages écrits qui ont
atteint cette partie du monde. Mais ce fait n’explique pas à lui seul cette
survivance magnifique du souvenir d’une famille à l’origine bouddhiste, puis
zoroastrienne et enfin musulmane. Surtout pas dans une société qui se trouve à
la périphérie du Monde islamique.
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