vendredi 12 octobre 2012

Mauritanides, bientôt en kiosque


Jorge Luis Borges, «Loterie de Babylone» : «Comme tous les hommes de Babylone, j'ai été pro-consul; comme eux tous, esclave ; j’ai connu comme eux tous l’omnipotence, l’opprobre, les prisons…»
Abdel Wedoud Ould Cheikh, notre grand sociologue que nous n’avons su retenir parmi nous et qui «conclut» le premier recueil des «Mauritanides», la célèbre chronique de Habib Ould Mahfoud : «Comme tous les hommes de la Ruritanie, j’ai été berger, j’ai été täkûsu, j’ai été Ministre ; comme  tous, esclave du Sultan ; j’ai connu comme eux, les grands espaces démultipliés par de lointains mirages, les fétides marécages urbains de Mustikcity et les premiers frémissements de la religion du sac plastique, les sombres geôles de la Structure-boutique.  (…) La Structure-Boutique, sortant de son indifférence habituelle aux récriminations des joueurs, dût faire appel à des théologiens chargés d’élever le statut de La Loterie et celui de la place que le hasard y occupe au rang de dogme religieux essentiel corroboré par des hadîth prémonitoires. Et de faire des preuves du hasard dans la glorieuse histoire du Sultanat une matière fondamentale d’enseignement. C’est depuis cette époque que l’école ruritanienne prit le nom d’Ecole du Hasard qu’elle garde encore de nos jours».
Dans ce recueil des Mauritanides, on retrouve 94 textes triés par un comité désigné par l’Association des Amis de Habib. Les critères de choix ne sont pas expliqués et les textes ne sont pas contextualisés… m’enfin, si l‘on considère que la mise en contexte est le fait de restituer la conjoncture dans laquelle le texte a été écrit. L’une des grandes richesses des Mauritanides, c’est d’être une chronique d’un temps, d’être le commentaire de ce qui était chaque semaine. Il s’agit d’un texte littéraire certes, mais aussi d’un témoignage… sur une période donnée.
Dans ce recueil d’environ 380 pages, on retrouve la fraicheur d’antan et, sur l’essentiel, les problèmes de toujours.
Habib Ould Mahfoudh (1960-2001) est né aux environs de N’yivrâr près de Méderdra, capitale de l’Iguidi et chef-lieu de département de la région du Trarza dans le Sud-ouest mauritanien. C’est dans cette région qu’il passa ses premières années au gré des affectations de son père qui fut l’un des premiers gendarmes du pays. Issu d’une tribu guerrière du Nord, Habib a vite été pétri de cultures riches et diverses. Sous la tente qui l’a vu naître, trois écoles du domaine bidhân (maure) s’enrichissent l’une de l’autre : celle de la mesure et de l’humilité, celle de la vivacité et de la spontanéité, et celle de la candeur et de l’endurance.
C’est dans l’environnement extraordinaire de N’yifrâr des années 1960 qu’il grandit et qu’il s’ouvre à la vie. Il apprend à être curieux sans être impertinent, doué sans espièglerie, intelligent sans prétention... C’est comme ça qu’on naît et qu’on grandit ici.
Son premier maître d’école est un poète, feu Mohamed Ould Bagga, sa première classe se passe sous la tente, son premier livre personnel est un Larousse que son père lui a rapporté et qu’il se met à réciter dès qu’il a su lire.
Il débarque à Méderdra à la fin des années 1960 où il termine son cursus scolaire primaire puis se déplace à Nouakchott en 1972 où il entre au Collège des Garçons. Ceux qui ont étudié avec lui ont encore le souvenir de ce garçon intelligent, qui était toujours premier en français. C’est en classe de troisième qu’il compose son premier poème et écrit son premier théâtre.
Mais c’est au Lycée National qu’il se fait connaître. Trois années durant, les élèves de la filière Lettres Modernes n’auront d’yeux que pour celui qui peut aligner des dizaines de lignes sans faire de faute, réciter des centaines de vers sans sourciller. Il obtient le bac en 1980 et se retrouve orienté vers Alma Ata en Russie, pour faire des études de Cinéma. Ce qu’il refuse. Il est finalement inscrit à l’Ecole Normale Supérieure de Nouakchott où il brille véritablement ce qui ne l’empêche pas de la quitter au bout de deux ans. Il est envoyé à Aioun, dans l’Est de La Mauritanie où il enseigne pendant quatre ans tout en complétant sa connaissance de la Mauritanie et en redécouvrant les trésors cachés de la culture bidhân.
En 1987, il est affecté à Nouadhibou où il essaye de s’accrocher à un métier qui a perdu ses lettres de noblesse puis il est muté à Atar en 1991.
Entre-temps ses amis qui ont fondé Mauritanie-Demain, font vite appel à lui. Ici il se fait remarquer par son génie et son courage. C’est là qu’on découvre Mauritanides et c’est ici que Habib se découvre lui-même acceptant d’offrir au monde une face de son être si riche et si complexe.
Zekeria Ould Denna, sans doute le plus grand connaisseur de l’auteur pour avoir été le premier à étudier ses textes dans le cadre de sa thèse de doctorat en sciences politiques, sans doute le plus à même de saisir toutes les tournures, les réserves cachées, les dimensions des propos, la vision du monde et de la littérature, Zekeria a écrit de lui : «…Sur un autre terrain littéraire, H’bib affectionnait plus que tout l’invention langagière et l’imagination truculente du célèbre auteur des San-Antonio. L’amour des livres et de l’écrit en général était d’autant plus sincère et profondément ancré dans la vie de H’bib Ould Mahfoudh qu’il ne s’accompagnait d’aucune ostentation. Lecteur compulsif, à la mémoire prodigieuse, il cite les meilleurs vers des poètes qu’il aime (ou qu’il n’aime pas !) de façon indifférente à leur langue d’origine. Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’un homme qui entretenait les paradoxes et les contradictions. C’est parce qu’il se moquait des positions figées et des choix hâtifs ou définitifs qu’il n’a, contrairement à ce que l’on croit, jamais eu une ‘’position’’ politique au sens classique du terme. Il avait cependant des positions éthiques fortes et indiscutables qu’il ne se satisfaisait d’ailleurs pas, comme il est de coutume en Mauritanie, de proclamer bruyamment. Mais sa véritable posture à lui, c’était avant tout l’irrévérence et le sens de la distance ironique.
Cet authentique "écrivain populaire" dont les références vont de l’éclectisme le plus raffiné aux sources orales les plus communes, des Grands Classiques à la BD, du Coran au Mahabaratha, en passant par…tout le reste. A cet égard, je ne vois personne dans l’histoire récente de la Mauritanie qui puisse se prévaloir d’une telle quantité de connaissances sur sa propre société alliée à une parfaite maîtrise des grandes et moins grandes questions culturelles du monde actuel et qui soit capable de les restituer dans une écriture aussi parfaitement maîtrisée. Plus qu’une option, le bilinguisme était une seconde nature chez cet homme qui est sans doute l’un des rares écrivains au monde à avoir réglé à son propre niveau le lancinant problème de la ‘’Traduction’’, hantise de la littérature mondialisée et question centrale de la philosophie de la connaissance».
Nous devons ce recueil qui parait très prochainement chez Karthala, à la persévérance de la veuve de Habib, Taqla Mint Abdeidalla, à celle de ses amis, et surtout à Sylvain Fourcassié, responsable de Coopération française (financier de l’édition) et à notre ami Ali Bensaad du Centre Jacques Berque. Merci à tous ceux-là. 

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