Jorge Luis Borges,
«Loterie de Babylone» : «Comme
tous les hommes de Babylone, j'ai été pro-consul; comme eux tous, esclave ;
j’ai connu comme eux tous l’omnipotence, l’opprobre, les prisons…»
Abdel Wedoud Ould Cheikh,
notre grand sociologue que nous n’avons su retenir parmi nous et qui «conclut»
le premier recueil des «Mauritanides»,
la célèbre chronique de Habib Ould
Mahfoud : «Comme tous les hommes
de la Ruritanie, j’ai été berger, j’ai été täkûsu, j’ai été Ministre ;
comme tous, esclave du Sultan ;
j’ai connu comme eux, les grands espaces démultipliés par de lointains mirages,
les fétides marécages urbains de Mustikcity et les premiers frémissements de la
religion du sac plastique, les sombres geôles de la Structure-boutique. (…) La Structure-Boutique, sortant de son
indifférence habituelle aux récriminations des joueurs, dût faire appel à des
théologiens chargés d’élever le statut de La Loterie et celui de la place que
le hasard y occupe au rang de dogme religieux essentiel corroboré par des hadîth
prémonitoires. Et de faire des preuves du hasard dans la glorieuse histoire du
Sultanat une matière fondamentale d’enseignement. C’est depuis cette époque que
l’école ruritanienne prit le nom d’Ecole du Hasard qu’elle garde encore de nos
jours».
Dans
ce recueil des Mauritanides, on
retrouve 94 textes triés par un comité désigné par l’Association des Amis de
Habib. Les critères de choix ne sont pas expliqués et les textes ne sont pas
contextualisés… m’enfin, si l‘on considère que la mise en contexte est le fait
de restituer la conjoncture dans laquelle le texte a été écrit. L’une des
grandes richesses des Mauritanides, c’est
d’être une chronique d’un temps, d’être le commentaire de ce qui était chaque
semaine. Il s’agit d’un texte littéraire certes, mais aussi d’un témoignage…
sur une période donnée.
Dans
ce recueil d’environ 380 pages, on retrouve la fraicheur d’antan et, sur l’essentiel,
les problèmes de toujours.
Habib Ould Mahfoudh
(1960-2001) est né aux environs de N’yivrâr près de Méderdra, capitale de
l’Iguidi et chef-lieu de département de la région du Trarza dans le Sud-ouest
mauritanien. C’est dans cette région qu’il passa ses premières années au gré
des affectations de son père qui fut l’un des premiers gendarmes du pays. Issu
d’une tribu guerrière du Nord, Habib a vite été pétri de cultures riches et
diverses. Sous la tente qui l’a vu naître, trois écoles du domaine bidhân
(maure) s’enrichissent l’une de l’autre : celle de la mesure et de
l’humilité, celle de la vivacité et de la spontanéité, et celle de la candeur
et de l’endurance.
C’est
dans l’environnement extraordinaire de N’yifrâr des années 1960 qu’il grandit
et qu’il s’ouvre à la vie. Il apprend à être curieux sans être impertinent,
doué sans espièglerie, intelligent sans prétention... C’est comme ça qu’on naît
et qu’on grandit ici.
Son
premier maître d’école est un poète, feu Mohamed Ould Bagga, sa première classe
se passe sous la tente, son premier livre personnel est un Larousse que son
père lui a rapporté et qu’il se met à réciter dès qu’il a su lire.
Il
débarque à Méderdra à la fin des années 1960 où il termine son cursus scolaire
primaire puis se déplace à Nouakchott en 1972 où il entre au Collège des
Garçons. Ceux qui ont étudié avec lui ont encore le souvenir de ce garçon
intelligent, qui était toujours premier en français. C’est en classe de
troisième qu’il compose son premier poème et écrit son premier théâtre.
Mais
c’est au Lycée National qu’il se fait connaître. Trois années durant, les
élèves de la filière Lettres Modernes n’auront d’yeux que pour celui qui peut
aligner des dizaines de lignes sans faire de faute, réciter des centaines de
vers sans sourciller. Il obtient le bac en 1980 et se retrouve orienté vers
Alma Ata en Russie, pour faire des études de Cinéma. Ce qu’il refuse. Il est
finalement inscrit à l’Ecole Normale Supérieure de Nouakchott où il brille
véritablement ce qui ne l’empêche pas de la quitter au bout de deux ans. Il est
envoyé à Aioun, dans l’Est de La Mauritanie où il enseigne pendant quatre ans
tout en complétant sa connaissance de la Mauritanie et en redécouvrant les
trésors cachés de la culture bidhân.
En
1987, il est affecté à Nouadhibou où il essaye de s’accrocher à un métier qui a
perdu ses lettres de noblesse puis il est muté à Atar en 1991.
Entre-temps
ses amis qui ont fondé Mauritanie-Demain, font vite appel à lui. Ici il se fait
remarquer par son génie et son courage. C’est là qu’on découvre Mauritanides et c’est ici que Habib se
découvre lui-même acceptant d’offrir au monde une face de son être si riche et
si complexe.
Zekeria Ould Denna, sans doute le plus grand
connaisseur de l’auteur pour avoir été le premier à étudier ses textes dans le
cadre de sa thèse de doctorat en sciences politiques, sans doute le plus à même
de saisir toutes les tournures, les réserves cachées, les dimensions des propos,
la vision du monde et de la littérature, Zekeria a écrit de lui : «…Sur un autre terrain littéraire,
H’bib affectionnait plus que tout l’invention langagière et l’imagination
truculente du célèbre auteur des San-Antonio. L’amour des livres et de l’écrit
en général était d’autant plus sincère et profondément ancré dans la vie de
H’bib Ould Mahfoudh qu’il ne s’accompagnait d’aucune ostentation. Lecteur
compulsif, à la mémoire prodigieuse, il cite les meilleurs vers des poètes
qu’il aime (ou qu’il n’aime pas !) de façon indifférente à leur langue
d’origine. Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’un homme qui entretenait les
paradoxes et les contradictions. C’est parce qu’il se moquait des positions
figées et des choix hâtifs ou définitifs qu’il n’a, contrairement à ce que l’on
croit, jamais eu une ‘’position’’ politique au sens classique du terme. Il
avait cependant des positions éthiques fortes et indiscutables qu’il ne se
satisfaisait d’ailleurs pas, comme il est de coutume en Mauritanie, de
proclamer bruyamment. Mais sa véritable posture à lui, c’était avant tout
l’irrévérence et le sens de la distance ironique.
Cet authentique
"écrivain populaire" dont les références vont de l’éclectisme le plus
raffiné aux sources orales les plus communes, des Grands Classiques à la BD, du
Coran au Mahabaratha, en passant par…tout le reste. A cet égard, je ne vois
personne dans l’histoire récente de la Mauritanie qui puisse se prévaloir d’une
telle quantité de connaissances sur sa propre société alliée à une parfaite
maîtrise des grandes et moins grandes questions culturelles du monde actuel et
qui soit capable de les restituer dans une écriture aussi parfaitement
maîtrisée. Plus qu’une option, le bilinguisme était une seconde nature chez cet
homme qui est sans doute l’un des rares écrivains au monde à avoir réglé à son
propre niveau le lancinant problème de la ‘’Traduction’’, hantise de la
littérature mondialisée et question centrale de la philosophie de la
connaissance».
Nous
devons ce recueil qui parait très prochainement chez Karthala, à la persévérance
de la veuve de Habib, Taqla Mint Abdeidalla, à celle de ses amis, et surtout à
Sylvain Fourcassié, responsable de Coopération française (financier de l’édition)
et à notre ami Ali Bensaad du Centre Jacques Berque. Merci à tous ceux-là.
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