Chaque
fois que je le rencontre, je me fais un devoir d’en parler. Il s’agit de
l’artiste-griot Sid’Ahmed Ould Ahmed Zeidane, véritable mémoire vivante d’un
monde que l’on croit perdu et dont quelques bribes survivent encore…
Hier
soir, je suis resté longtemps à discuter avec lui… «discuter»…, cette fois-ci
je l’ai laissé parler sans chercher à le faire douter… Et c’est le nationaliste
arabe qui est revenu à la surface… Un nationalisme qui se traduit par la
volonté de tout raccorder à la Péninsule ou à ses environs immédiats. Une
lecture teintée de naïveté, une innocente… instrumentalisation. Ce qui, il y a
quelques années encore, m’irritait beaucoup, prenait dans sa bouche des airs de
sympathique naïveté…
La
musique aurait été créée par Ishaq al Mowçili (de Moçoul en Irak). «Attention,
précise Sid’Ahmed, c’est un homme qui descend d’une lignée éthiopienne même
s’il était blanc. Son art, il a commencé à le pratiquer suivant une tradition
familiale. Ishaq grandit avec la dynastie des Abbassides qui allaient faire de
Baghdad leur capitale. Il était souvent l’invité des princes.
«Il
fut particulièrement bien traité par El Mamoune qui le prit sous sa protection.
Chaque jour, il venait l’enchanter par sa musique. Il chantait rarement. A la
fin de la journée, El Mamoune le couvrait de présents et le laissait partir».
Un
jour, il lui demanda s’il n’avait pas réussi à former des disciples dans l’art
qu’il exerçait. Ishaq commit l’imprudence de lui parler de son «meilleur
disciple : Ziryab». Il le fit amener pour l’écouter lui qui chantait et
jouait en même temps. Le maître remarqua l’enchantement produit par l’élève sur
le Khalife. Il décida de réagir et vite.
A
la fin de la journée, Ishaq s’adressa à Ziryab : «tu as le choix entre
deux : soit je te tue, soit tu quittes le pays pour des contrées
lointaines, l’Andalousie par exemple, là où les survivants Omeyades sont allés
s’installer». Rapidement équipé par son
maître, Ziryab s’en alla le plus loin possible. Ishaq rendra compte fidèlement
le lendemain au Khalife. «De son côté Ziryab alla propager cet art dans
l’Occident du Monde de l’époque, et c’est ainsi que cet art parvint à nous…»
Il
fut un temps où cette lecture relevait de la pensée dominante. Heureusement
qu’elle est largement dépassée aujourd’hui. Pendant des décennies, notre
culture nationale – dans sa diversité – était prise en otage par des lectures
idéologiques. L’un des acquis du «processus démocratique» restera
« l’arrachement» de ces questions culturelles à cet espace idéologique. Si
la question de la langue – Arabe, Pulaar, Soninké, Wolof – reste dans le champ
de l’instrumentalisation par les politiques, ce n’est plus le cas des produits
culturels comme la musique ou la poésie. On sait – et on en est fier – que les
évolutions doivent d’abord aux emprunts des uns des autres. Que la musique
Bidhâne doit beaucoup à l’héritage Mandingue ouest-africain que nous partageons
avec les frères de l’espace soudano-sahélien. Que la musique Pulaar doit aussi
à celle Arabe, tout comme la Soninké ou la Wolof.
Ces
échanges ont créé une culture nationale, multiples dans ses manifestations et
ses pratiques, une dans ses fondements et son osmose. «Unique», reconnait
Sid’Ahmed Ould Ahmed Zeidane… avec nostalgie. Tout chez lui inspire la
mélancolie. La voix, l’intonation, la fragilité du physique de l’homme, sa
manière de déployer ses ustensiles de tabac, les sujets abordés, l’attitude
face à la vie…
«Je
suis un être oublié ici… J’ai conscience d’appartenir à une société qui a eu
ses heures de grandeurs, de dignité, de générosité… Je m’interdis aujourd’hui
d’aller tourner dans les bureaux ou les lieux publics pour ne pas qu’on dise
que je suis à la quête de quelques biens immérités… Je me dis parfois que je
n’intéresse plus personne… pour me rendre compte ensuite que je me trompe…
heureusement. Mais jusqu’à quand ?»
Aucune
autorité «culturelle» ne se soucie de ce monument. De temps en temps, un
chercheur étranger, un nostalgique local, un survivant de l’ancien monde…
sinon, «el khoumoudoud ni’matoun»…
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