Mohamed Fouad Barrada est un garçon très bien. Excellent par bien des aspects. Formidable par de nombreuses (et belles) qualités. Il a fait des études réussies et adopté une vie de chercheur. Il lit beaucoup, rate rarement les conférences, fait le tour des librairies, bibliothèques et bouquinistes du pays. Il anime une page dans La Tribune depuis fort longtemps et travaille réellement ailleurs. Il satisfait tous ceux qui l’approchent et qui savent apprécier «le frêle Chérif»…
Mais Mohamed Fouad Barrada vient de nous avouer publiquement qu’il n’a jamais entendu parler de Abdel Wedoud Ould Cheikh. L’éminent sociologue de chez nous, celui qui a fait fi des considérations locales, qui est sorti des voies consacrées, qui a défié l’idéologie sociale dominante, qui a fait appel aux théories les plus modernes pour décrire notre société, qui a fondé quelques concepts pour nous permettre de nous comprendre… ce Abdel Wedoud Ould Cheikh qui constitue, et pour raison, une source de fierté, ne serait pas connu par des générations de jeunes mauritaniens. Merci à Barrada de nous rappeler cela.
Les moins de quarante ans de chez nous ont été formés à l’école de la médiocrité. Les plus aisés d’entre eux, n’ont jamais été portés sur le savoir. Ils ont vu la réussite de l’ignorance et n’ont eu que les prédateurs comme modèles. Pensez à toute la jeunesse de Tevraq Zeina et des environs immédiats, pensez aussi – et surtout – à toute cette jeunesse qui ne connait du pays que les ascensions fulgurantes de barons PRDS et autres promus de la politique locale. Cette jeunesse n’a pas eu de modèles autres que ceux qui ont pillé le pays et qui n’ont jamais eu besoin d’ouvrir un livre pour savoir comment faire.
Les moins aisés des nôtres, de cette frange d’âge qu’on peut grossièrement situer entre 20 et 45 ans, les moins aisés parmi eux n’ont pas accès à la lecture au sens noble du terme. Ils ne lisent que ce qu’on leur propose à l’école, presque rien. Ceux-là sont les plus nombreux, même d’ils ne sont pas les plus visibles.
«La Mauritanie est un pays qui descend», une belle formule de celui qui est considéré parmi ses pairs comme «l’universitaire mauritanien qui compte». En 1999 (25 juin, La Tribune N°119, censuré ainsi que le 118 et le 117), en introduction d’une interview qu’il accordait au journal, on écrivait : «Abdel Wedoud Ould Cheikh est le plus grand sociologue et historien de notre pays. (…) Il continue, avec une patience et une discrétion toutes maraboutiques (au sens positif du terme), à construire une œuvre scientifique résolument moderne et forte. Son apport à la connaissance de notre pays et de sa culture est considérable.» A l’époque, son départ était déjà programmé. La médiocrité ambiante, la dictature qui menait la guerre au savoir, le système d’antivaleurs l’obligeaient à envisager de s’établir ailleurs.
Il nous présentait son travail comme une tentative «d’évasion». «Les chercheurs ou les handicapés sociaux de ce type-là, ce sont des gens qui ont peut-être une forme de distance, de recul, une volonté de fuite. Ce sont, si vous voulez, des types de tentatives d’évasion qui, elle, parfois prend du temps, le temps du recul probablement». Pour lui, étudier l’Histoire, «c’est probablement une manière de se réfugier aussi dans un lointain ailleurs qu’on peut juger comme étant plus fréquentable, plus pur, plus propre, plus moralement intéressant que peut-être certaines choses d’actualité. C’est une autre manière de refuser cette actualité et sans doute de la fuir».
En cherchant à choisir quelques extraits de l’interview, je me rends compte de l’utilité de sa réédition. Je le promets aux lecteurs du journal. Je me souviens quand même que, grâce à la collaboration d’un très grand politiste mauritanien – que probablement ne connait pas la génération Barrada, malgré sa jeunesse -, grâce à la collaboration de Zekeria Ould Ahmed Salem, on avait pu dresser une très brève présentation de l’homme des sciences sociales mauritaniennes. Le passage sur le lexique emprunté à Ould Cheikh est très utile : «Certains termes utilisés par Abdel Wedoud Ould Cheikh font partie d’un lexique à l’aide duquel il analyse la société et l’histoire mauritaniennes. En voici quelques exemples :
- «La rumination» : issu de la terminologie biologique, ce terme renvoie ici aux caractéristiques du système d’enseignement traditionnel maure dont le caractère principal consiste à ingurgiter un certain nombre de connaissances, de textes, de corpus etc. et à les ressortir sur commande ou à la demande après les avoir bien mémorisés. Cet effort essentiellement de récitation reste assez spécifique et n’exclue généralement, mais pas systématiquement, la distance, la remise en cause, la réflexion personnelle, la production intellectuelle individuelle. Le contenu ruminé est évidemment de l’ordre de l’indiscuté. D’ailleurs, dans les célèbres joutes qui opposaient régulièrement les érudits traditionnels, l’exercice consistait à se «jeter à la figure» les textes canoniques ainsi ruminés, se vantant au passage de s’être limités à ce strict effort biologico-savant.
- «L’institutionnalisation du doute» : c’est le contraire de la rumination. Il s’agit de la prise en compte dans les systèmes de pensée ou d’action de la possibilité de se tromper et surtout de reconnaitre qu’on s’est trompé, qu’on puisse se tromper, se remettre en cause, se corriger. La notion implique aussi une marge laissée à l’erreur et à sa reconnaissance. Ce qui veut dire que les pouvoirs intellectuels ou politiques ne soient pas présentés ou conçus comme étant infaillibles. De façon fondamentale, cela suppose le pluralisme des idées, la multiplication des points de vue, le débat contradictoire, la possibilité de remise en question des certitudes, des mythes, la liberté intellectuelle, la «discutabilité» des dogmes en quelque sorte etc. En somme, c’est une valeur positivement connotée.
- «La demande despotique» : joliment inquiétante, l’expression renvoie aux prédispositions sociales à se faire gouverner de manière fortement autoritaire. Dans ce cas, la société adhère aux injonctions des régimes politiques et ne cherche pas prioritairement à les contester même s’il y a lieu. Mieux, cette adhésion se fait volontiers ostentatoire et excessive au point de devancer parfois le désir même des autorités. La demande despotique explique donc assez bien les stratégies populaires et élitistes d’accommodement, d’acceptation non conditionnelle de l’ordre institué. Il y a aussi dans cette expression, l’idée d’une pré-adéquation de ce que font les autorités avec ce que les gens attendent du pouvoir en général et à l’idée principalement coercitive qu’ils s’en font. C’est ce qui explique que dans les sociétés où existe cette demande, il y a le plus souvent un régime dit «sultano-despotique» qui jouit d’une apparente et relative légitimité».
Abdel Wedoud Ould Cheikh ne doit pas être un inconnu en Mauritanie. C’est pourquoi ce rappel est nécessaire. Même si, par ailleurs, je sais qu’il est mieux, dans notre pays, d’être un riche parvenu au terme d’une carrière faite de compromissions, de prédation, de vol, de corruptions… que d’être Abdel Wedoud Ould Cheikh. Dommage pour nous.
J'ajoute à ce lexique un terme magistralement bien trouvé de notre Wedoud national : l'administration de l'invisible.
RépondreSupprimer