vendredi 28 novembre 2014

L’indépendance, à quoi ça sert ?

Il y a ceux qui n’aiment pas le pays parce qu’à leurs yeux, «il est le produit de la volonté du colon français». Ceux-là veulent bien changer son nom, son hymne et probablement son drapeau. Sûrement son Histoire.
Il y a ceux qui ont honte de «ce pays qui n’arrive pas à décoller», qui est «toujours dépendant» pour tout de l’extérieur.
Il y a ceux qui participent activement à détériorer l’image de ce pays en le présentant comme la Géhenne sur terre. Avec ses marchés d’esclaves, ses habitants escrocs et incultes, ses élites corrompues, ses institutions inégalitaires, ses pratiques arbitraires, ses camps d’entrainement pour terroristes…
Il y a ceux qui croient encore qu’il n’est pas viable et qui expriment une nostalgie évidente pour la période coloniale ou militent plus ou moins franchement pour son annexion par l’un des ensembles voisins.
Il y a ceux qui aiment sincèrement ce pays et qui sont heureusement les plus nombreux. Ceux-là croient qu’il est en chantier depuis 1960, que sa construction mérite (et demande) des efforts énormes, des sacrifices énormes. Ils sont parfois inquiets pour les résurgences de discours sectaires, voire franchement racistes. Ils sont inquiets pour la chute du prix du fer et celle de l’or, pour les convulsions politiques de l’environnement général, des crises universelles, des fractures sociales et de leurs effets…
Ceux-là ont l’avantage de croire en la Mauritanie. Ils peuvent et doivent soutenir que le «Cendrillon de l’Afrique Occidentale» a bien évolué, et plutôt positivement.

1.      La Mauritanie de 1960 est une Mauritanie profondément traditionnaliste et inégalitaire. L’esclavage y est une pratique largement généralisée. Les disparités sociales y sont évidentes et importantes. Le poids des tribus et des appartenances y est très pesant. L’enseignement ne concerne qu’une élite. Les richesses sont détenues par une élite…
Cinquante-quatre ans après, il y a certainement mille fois plus de Mauritaniens libres de toute emprise, beaucoup plus d’instruits qu’il y a 54 ans. La richesse n’est plus l’apanage de milieux donnés.
Cela ne veut pas dire que les disparités sociales ne restent pas énormes. Que l’esclave ne persiste pas sous toutes ses formes. Que l’ignorance ne lèse pas près de 50% de la population. Que l’influence des plus riches, des «bien-nés», des plus forts… n’est pas encore déterminante dans la vie de la plupart de nos concitoyens.
Cela veut dire quand même qu’un grand chemin a été parcouru sur la voie de l’édification de la citoyenneté comme valeur première. Que les insuffisances sont désormais prises en charge soit par des partis politiques dument reconnus, soit par des ONG spécialisées dans la promotion des Droits de l’Homme soit par une presse totalement libérée des contraintes légales. C’est le lieu ici de saluer les efforts de certaines d’entre elles, notamment SOS-Esclaves de Boubacar Ould Messaoud. Mais aussi de valoriser tout ce plaidoyer qui a permis d’imposer un quota pour les femmes au niveau des postes électifs.
Cela ne veut pas dire que le système éducatif mauritanien est performant. Loin s’en faut ! Il reste à réformer pour le rendre plus efficient, plus démocratique, plus adapté aux besoins du pays en matière d’emplois. Pour permettre de réhabiliter l’école mauritanienne pour en faire un creuset d’intégration et de formation de la personnalité mauritanienne.

2.      En 1960, l’activité économique privée était entre les mains des étrangers. Entre les expatriés venus de France, du Liban, d’Espagne et d’ailleurs, et la main d’œuvre importée du Sénégal et des colonies du sud, l’économie nationale ne reposait sur aucune expertise locale.
 La création de l’Ouguiya en 1973 a dynamisé le capital privé national. Aussi le pouvoir a-t-il opté pour une politique volontariste en vue de l’encourager. On se souvient encore des rapports que le Président Moktar Ould Daddah entretenait avec les premiers hommes d’affaires qu’il avait choisis dans des milieux sociaux modestes.
Le résultat pour le pays est qu’il y a eu, très tôt, des entreprises de bâtiment, de travaux publics, des concessionnaires, quelques industriels et enfin des banquiers dès la libéralisation du secteur.
Il est vrai que la libéralisation des activités économiques s’est faite dans des conditions qui desservent la communauté. Les sociétés publiques ont été bradées. Le capital privé a fini par «acheter le pays», selon l’expression d’un diplomate étranger. Mais cela a participé de la mauvaise gestion qui a caractérisé cette époque et la corruption du personnel politique et administratif.
Quoi qu’on dise du secteur privé mauritanien, il a été – et reste – un facteur de développement. Encore faut-il le libérer du poids de la bureaucratie, assainir ses rapports avec les fonctionnaires et l’encourager à adopter une conduite citoyenne.

3.      En 1960, c’est quoi la Mauritanie, quelle idée ont les Mauritaniens de leur pays ? Trois grandes tendances : celle qui ne croit pas à la viabilité du pays et qui a cherché à le faire annexer tantôt par le Maroc, tantôt par le Soudan français (Mali), tantôt par le Sénégal ; celle qui a cherché le maintien de la colonisation française, toujours pour la non viabilité du projet ; et celle qui y a cru et qui a travaillé pour l’imposer, d’abord à l’intérieur puis à l’extérieur.
Aujourd’hui, la Mauritanie existe. Dans l’esprit des Mauritaniens et sur l’échiquier régional et international. Les Mauritaniens sont «assez grands» et assez matures pour croire à leur pays.
A quelque chose malheur est bon. Les événements de 1989 ont eu un effet psychologique évident : la conscience de l’autre. Le côté «je m’oppose donc je suis» a libéré les consciences du «complexe de l’AOF» que nous développions vis-à-vis des frères et voisins sénégalais. Brusquement, «on» s’est rendu compte qu’on était deux pays différents. Plus tard le règlement des conséquences malheureuses de ces événements permettra d’intérioriser – plus ou moins – la conscience de la responsabilité communautaire.
Les relations avec Israël, ressenties comme une honte, ont fini par permettre aux Mauritaniens d’opérer une catharsis collective tout en rappelant aux «frères Arabes» leur existence. La mise en scène de la rupture y est pour quelque chose.
Les effets négatifs de la sortie de la CEDEAO et l’impossibilité pour les frères maghrébins d’avancer sur la voie de la communauté, nous enseignent que notre place est là où on était : au milieu d’une communauté ouest-africaine qui a sensiblement le même niveau de développement que nous. Et qui est plus pragmatique que nos frères du nord. Nous percevons mieux aujourd’hui cette vocation première de la Mauritanie, celle d’être une terre de convergence, de rencontre et d’échanges entre les mondes Arabe et Africain. Les errements et extravagances diplomatiques des décennies 80-2000, ont troqué cette vocation pour une situation de «ni, ni», une Mauritanie ni Arabe ni Africaine.

4.      La qualité de vie s’est considérablement améliorée. L’électrification, l’eau courante, les routes, le transport, la santé, l’enrichissement d’une plus grande partie de la population, l’essor urbain avec notamment la construction de grandes et belles maisons, les équipements mobiliers et immobiliers, le téléphone, la télévision, tout ce qui découle de la révolution technologique venue d’ailleurs… tout cela participe dans l’amélioration de la qualité de vie du Mauritanien d’aujourd’hui.
Comment expliquez à nos enfants que nous marchions à pieds des kilomètres pour aller à l’école ? que nous utilisions, pour les plus nantis d’entre nous, les lampes à pétrole pour réviser nos leçons le soir venu ? comment leur faire croire que nous habitions sous la tente, que nous mangions, pour les plus nantis, du riz et du couscous avec un peu de viande, rien que ça et tous les jours ? que nous mettions des semaines, des mois, parfois des années à prendre contact les uns avec les autres ? que nous n’avions que quelques tissus pour nous couvrir (pour les nantis) ? … Essayez de leur faire croire que tout ça est récent…
Parallèlement, ne les laissons pas oublier que tout près d’eux, où qu’ils soient, subsistent les misères, les inégalités, les injustices… oui, décidément beaucoup reste à faire.

…C’est peu. Très peu. Il y a certainement plus de raisons d’être sceptique quand on évalue le chemin parcouru par notre pays ou quand on envisage ses chances de s’en sortir. Par où commencer ? serait-on tenté de dire. Le legs est lourd parce qu’il a détruit la foi de l’Homme, ses valeurs, atrophié son intelligence… Des années durant nous avons cultivé la paresse, l’argent facile, le non Etat, la gazra, le thieb-thiib, la fraude qui va avec, le système de contrevaleurs qui nous conditionne à présent…

Quand les bâtisseurs de 1960 lançaient ce projet, ils n’avaient rien pour les encourager à persévérer, rien que la foi. Aujourd’hui, nous avons les compétences, l’expérience, la reconnaissance, le capital, donc la possibilité d’être ce que nous avons rêvé d’être depuis le début : un pays égalitaire, juste et solidaire, habité par des citoyens dignes, humbles et travailleurs. Ranimons la foi en nous à l’occasion !