En
d’autres temps et en d’autres lieux – les temps se confondent avec les lieux
sous nos latitudes – j’aurai pensé à vous faire des remontrances pour avoir
célébré publiquement votre oncle Oumar Ould Beibacar. J’aurai été vieux jeu
et profondément injuste envers vous. Parce que je comprends ce désarroi qui
vous amène à défier les règles d’une pudeur sociale qui nous impose de ne pas
nous mettre en valeur par nous-mêmes. Notre société, par son refus de
reconnaitre les mérites des uns, nous pousse à dire nous-mêmes ce que les
autres auraient dû dire de nous et des nôtres. Votre libre-expression est d’abord
un cri de détresse, une sorte d’objection de conscience à vos ainés qui n’ont
pas apprécié la valeur du colonel Oumar Ould Beibacar…
C’est
par vous que j’apprends la retraite – du reste méritée – de cet officier qui
doit effectivement inspirer la fierté non seulement de sa famille restreinte,
ni de sa tribu, ni seulement de sa communauté, mais de toute la Mauritanie et
de tous les Mauritaniens. Ne serait-ce que pour son comportement exemplaire de
courage et d’humanité quand, jeune officier, il a imposé aux autorités qui l’avaient
nommé de sauver ceux qui survivaient au bagne de Walata… c’est toute une
histoire qui mérite d’être longuement évoquée… mais revenons à Oumar…
C’est
seulement à Aïoun, au Hodh, que je découvre cet officier de la Garde nationale
que j’aurai pu connaitre bien avant mais que je n’avais jamais rencontré (je ne
sais pas par quel miracle malheureux). Je l’ai approché, puis mieux connu à la
fin des années 90, toujours dans cette belle ville d’Aïoun, centre de
convergence respirant bonté et pureté. Trois choses à dire pour avoir une idée
de Oumar… une idée… seulement une idée.
D’abord
Oumar l’Homme. Pour reprendre les termes d’un philosophe français, Oumar
allie «la force d’exister» et «l’art de produire la douceur». Franc-parler
abrupt, spontanéité généreuse, disponibilité permanente, jovialité contagieuse,
sens de l’honneur aigu, rigueur douce… tout ce qui fait laghdhaf
dans notre culture, un concept qui englobe les facultés à être ce qu’on doit
sans pomper l’air aux autres, sans les écraser de sa présence et de son égo, en
plus de quelques dimensions de baraka : celui qu’on qualifie ainsi doit irradier
le bonheur de vivre tout autour de lui. Sa compagnie est donc recherchée parce
qu’elle procure d’immenses instants de plénitude.
Ensuite Oumar le Juste. Le 29 août
1987, le jeune lieutenant Oumar Ould Beibacar débarque à Néma comme nouveau
commandant du Groupement de la Garde. L’intérimaire lui rendit compte de «la
perte de l’un des prisonniers de Walata». Soupçonnant les mauvaises
conditions, il décide immédiatement de se rendre sur les lieux. Il doit faire
vite avant l’arrivée du nouveau gouverneur de région récemment nommé. Le même
jour, il entre dans le bagne et voit l’ampleur du désastre : les
prisonniers sont mourants à cause de la famine et des maladies. L’un d’eux, le
poète Ten Youssouf Guèye se bat courageusement contre une maladie qui le rongeait
inexorablement et qui devait l’emporter quelques jours après.
Le
lieutenant prend les mesures nécessaires pour changer les conditions
effroyables des prisonniers et alerte immédiatement les autorités. Il arrive à
faire parvenir un chiffré par l’intermédiaire du gouverneur adjoint, un
ressortissant de la Vallée qui a beaucoup hésité de peur d’être accusé d’accointance
avec les prisonniers. Les autorités supérieures réagissent promptement sans
pouvoir éviter le pire : la mort d’une partie des prisonniers et la
détérioration de l’état des survivants. De mauvais officiers, de mauvais
administrateurs sont passés par là. Oumar a sauvé ceux qui pouvaient l’être. Non
sans conséquences pour lui et sa carrière. Le sens de la justice, du droit, de
l’équité, de l’humanisme l’a emporté chez l’homme.
Enfin
Oumar le militant. Une cause qu’il défend encore : la mémoire de
nos fils tombés sur le champ d’honneur, en défendant le pays durant la guerre
du Sahara. Il a interpellé tous les anciens chefs d’Etat Major dont certains
furent aussi des chefs d’Etat pour savoir combien de morts mauritanien durant
la guerre du Sahara (1975-1978). En vain. La dernière fois qu’il m’en a parlé
il estimait que les morts de l’Armée se situaient entre 2500 et 3000, ceux de
la Gendarmerie entre 250 et 300 et ceux de la Garde nationale entre 150 et 200.
Il a récemment cherché à les faire reconnaitre en temps que Martyrs du pays, il
a suggéré que l’Office des anciens combattants dont les membres actuels vivent un
tranquille crépuscule, que cet Office revienne aux survivants de la première
guerre menée au nom de la Mauritanie et pour la défense de son intégrité (la
deuxième guerre est celle qui a été menée contre les groupes terroristes)… Mais
qui prête attention aujourd’hui aux morts, aux blessés, aux survivants de la
guerre du Sahara ?
Je
peux partager ici des moments intenses de débats passionnés pendant lesquels, l’officier
commandant le Groupement nomade fustigeait publiquement les pratiques du
puissant PRDS (parti républicain démocratique et social) au pouvoir de 1991 à
2005. Où il défendait avec passion les causes justes, la veuve et l’orphelin…
aux temps où cela coûtait d’adopter de justes positions…
Encore du courage. Encore le sens de l’équité. Encore le
franc-parler. Encore la dignité… Encore Oumar Ould Beibacar.