Ils avaient bien calculé leur coup : cette réunion de
rédaction de Charlie Hebdo sera la dernière pour les plus brillants des
dessinateurs de cet hebdomadaire «bête et méchant». Quand les agresseurs
ont crié dans la rue «Nous avons tué Charlie !», ils exprimaient là
toute l’absurdité du crime crapuleux qu’ils venaient de commettre. En ce
mercredi matin, les secondes qui ont précédé la tuerie, Charlie Hebdo est au
bord de la faillite. Ses provocations désinvoltes, son style corrosif à
l’excès, son irrévérence maladive, ses acharnements contre une religion donnée
(l’Islam), la stigmatisation de l’Islam cultivée comme un dogme… tout ce qui
fait le journal satyrique a fini par lasser malgré la brillance des
dessinateurs qui sont là. Même l’intelligence, même la puissance de la
créativité finissent par forcer au détournement des regards à force d’éblouir.
Depuis près d’un an, Charlie Hebdo ne vend plus 50% de son tirage –
à peine 30.000 exemplaires. Le journal subsiste grâce à quelques dernières
volontés, des donateurs sur le point d’arrêter. Les journalistes sont aux
abois. Il est très probable que l’un des sujets évoqués en cette matinée de
réunion hebdomadaire de la rédaction, était l’état critique du journal.
Les meurtriers sont venus. Ils ont froidement tué et blessé ceux
qui étaient là avant de se retirer en disant qu’ils venaient de «venger le
Prophète Mohammad» (PSL).
Au-delà de tout ce qui sera dit sur les meurtriers et leurs
intentions, sur l’Islamisme et le radicalisme, sur l’intégration des Musulmans
de France, ou sur l’horreur du geste malheureux, il est important pour nous ici
de savoir qu’il s’agit certainement là d’une affaire franco-française. Même si
elle met en cause des égarés de l’Islam de France, elle ne peut et ne doit
satisfaire chez nous aucune soif de vengeance. Elle ne peut et ne doit être
considérée comme un acte d’héroïsme à célébrer. Elle ne peut et ne doit
susciter chez nous un quelconque sentiment d’approbation ou de culpabilisation.
Hormis le dégoût que suscite toute haine, la révolte qu’inspire tout
extrémisme, le refus que nourrit toute barbarie. Nous sommes des humains et en
cette qualité, nous sommes choqués par tout ce qui peut découler de la
déshumanisation des individus.
Non, le problème en France n’est pas l’Islam, ni les Musulmans,
encore moins leur capacité à s’intégrer, à fondre dans la République, à en
reconnaitre et à en assimiler les préceptes. Le problème, c’est bien la
capacité de la société française, d’essence judéo-chrétienne, à adopter l’Islam
et ses fils. Les dérives s’alimentent les unes les autres. Les extrémismes se
nourrissent les uns des autres. Dérives et extrémismes naissent de l’excès qui
peut prendre la forme de marginalisations, d’exclusions, de stigmatisations…
tout ce qui est le lot de la communauté musulmane de France… comme si cette
communauté n’était pas la deuxième du point de vue nombre après celle
catholique… Ils naissent certainement de la gausserie continuelle : à
force de se sentir indexé, vilipendé, moqué, raillé…, on finit par perdre son
sang froid, sa modération, sa raison…
Mercredi 7 janvier 2015, un peu avant 11 heures du matin, le
journal Charlie Hebdo vit des moments difficiles qui peuvent sonner le glas de
son existence, la société française est déboussolée par l’absence de
propositions politiques et d’hommes ayant le charisme pour la faire rêver à un
avenir meilleur, le Parti Socialiste au pouvoir se débat dans ses
contradictions internes, le Président François Hollande est au plus bas dans
les sondages, l’économie française peine à se relever…
Ils sont venus,
ils ont tué et semé la panique… Ils ont oublié que leur geste pourrait
sauver ce qui peut l’être : Charlie Hebdo, le Parti socialiste, François
Hollande, la société française et finalement la France.
C’est en cela que ce 7 janvier 2015 s’apparente à un certain 11 septembre
2001.