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vendredi 2 janvier 2015

Un prêche profond

La visite de l’une des villes anciennes est toujours une occasion de refaire le chemin supposé être celui de dizaines d’hommes et de femmes nous ayant précédés dans cet espace qu’ils ont probablement fixé tel qu’il est aujourd’hui. Partir vers la vieille mosquée de la ville de Chinguitty n’est pas un simple acte de dévotion. C’est aussi un moment d’introspection profonde et de communion avec un espace et ses hommes.
En ce vendredi, j’ai préféré y aller très tôt. Prendre les chemins que prenaient de grands érudits en leur temps, descendre les ruelles les unes après les autres, passer devant ce qui semblait avoir été une école coranique avec son espèce d’internat, pour se retrouver devant la mosquée sans avoir été guidé par autre chose que les traces de pas qui réussissent à marquer l’étendue de sable qui tente d’engloutir ce qui reste encore de la vieille cité.
On peut imaginer que dans le temps, la mosquée surplombait les environs, que son minaret était visible à des lieues de là, qu’il permettait aux voyageurs perdus dans les dunes du Ouarane et sur les escarpements du D’har de se retrouver et de se savoir sauvés. Aujourd’hui, il faut être à côté pour voir le minaret. Il faut descendre des marches pour entrer dans la cour de la mosquée. Descendre un autre niveau pour se retrouver à l’intérieur de l’édifice.
Deux ou trois personnes sont déjà là. Après les rak’at obligatoires à l’entrée d’une mosquée, on peut, si l’on veut discuter de choses et d’autres en attendant l’appel officiel à la prière.
Mes voisins parlent de l’état du pâturage dans le Tiris et le Zemmour. L’un d’eux explique qu’il a préféré envoyer son troupeau vers l’Assaba, «même si cette région est infestée de moustiques et qu’elle reste hostile à l’homme d’ici». Comme on voit l’intérêt que suscite le sujet chez le citadin d’à côté, on l’associe pour trancher : «Sur la route des régions du Sud, il y a quelques nourritures comme le sbat ou oumerekba, il y a l’eau et il n’y a pas cette nécessité de faire le déplacement d’un trait. Alors que vers le Nord, l’inexistence de quoi manger pour les bêtes, la rareté de l’eau nous obligent à faire quinze jours de déplacements continus pour arriver dans le Tiris, quinze jours sont nécessaires pour aller jusqu’au Zemmour et c’est là où les dernières pluies ont véritablement arrosé».
Contre argument de son interlocuteur : «Mais quand tu arrives au Zemmour et même déjà au Tiris, une semaine suffit pour voir les animaux doubler de poids, au point de ne plus distinguer le chamelon de sa mère que par la trace de ses petits pas. Alors que de l’autre côté, tu as la fièvre, les maladies qui affectent les animaux, l’eau impropre…»
Le premier appel à la prière interrompt la conversation. Un appel qui est suivi par une litanie dont une première partie est consacrée à glorifier le Créateur, une deuxième à demander aux Croyants de se préparer à la prière et une troisième à dédier une dévotion particulière au Prophète Mohammad (PSL). C’est la première fois que j’entends pareille chose. Je me dis que c’est probablement comme ça que nos ancêtres faisaient, si ce n’est un rite introduit plus ou moins récemment. Autre particularité : trois muezzins vont se succéder pour faire le même appel à la prière ailleurs lancé en un seul moment et par la même personne.
L’Imam Isselmou Ould Bah n’a pas besoin de haut-parleur pour faire entendre sa voix cassée : l’autorité morale est là pour imposer ce timbre fatalement affecté par l’âge. La prestance et le charisme n’exigent finalement pas un physique dissuasif : le frêle sexagénaire en impose à tous les présents. Il parle de la fraternité, de la solidarité, de l’altruisme, de l’humanisme et de la fraternité… dans une société tiraillée par les querelles nourries par les cloisonnements tribaux et politiques, empoisonnée par la pesanteur d’un passé encore très présent… Puis le Saint homme entreprit d’invoquer la Toute-puissance divine pour arroser ces régions et leurs habitants. L’invocation prit le ton dramatique avec la description de l’état des bêtes et des hommes, des arbres et de la nature en général… Le ton était solennel mais emprunt d’humilité. Toute une leçon en moins d’un quart d’heure, un rite sans manière tout en gardant sa profondeur et sa sacralité.