Après
le succès de l’avant-première à Nouakchott, le film Timbuktu de
Abderrahmane Sissako continue sa route vers la consécration mondiale. Il a
obtenu depuis cette représentation à Nouakchott, le Bayard d’Or du meilleur
film et celui du meilleur scénario au 29ème festival international
du film francophone de Namur. Une consécration qui doit le booster dans sa
marche vers le podium des Oscars.
En
effet, avec le film de Sissako, la Mauritanie fait partie des 83 pays
sélectionnés par l’Academy of Motion Pictures Arts and Science pour concourir
aux prochains Oscars qui auront lieu le 22 février 2015 à Los Angeles aux Etats
Unis. Une campagne médiatique devra être lancée pour la promotion du film et de
son réalisateur pour permettre sa sélection parmi la dizaine de films qui
passeront le cap en décembre prochain. Ce qui explique l’absence prolongée du
réalisateur qui sera pris par cette promotion les mois à venir.
«C’est
important pour tout cinéaste de donner de la visibilité à son film, explique
Abderrahmane Sissako dans une interview chez nos confrères de QDN. Les
festivals de Cannes, de Londres… donnent de la visibilité. Mais les Oscars,
c’est important, c’est mondialement connus avec une sélection extrêmement
rigoureuse. Timbuktu a
été choisi par la Mauritanie et nous pouvons prétendre à une
nomination pour les Oscars. Je pense que le film a vraiment ses chances car il
s’inscrit dans une problématique très importante aujourd’hui».
Présenté
au Festival de Cannes en mai dernier, le film Timbuktu ou Le chagrin
des oiseaux avait obtenu le Prix du Jury œcuménique et le Prix
François-Chalais qui récompense les valeurs du journalisme. C’est que le film
raconte une chronique, celle d’une ville millénaire qui étouffe sous l’emprise
de la barbarie et de l’intolérance.
A l’image des chroniques historiques des vieilles
cités sous nos latitudes, la chronique de Abderrahmane Sissako raconte le
destin tragique d’une ville qui a été la splendeur de l’espace sahélo-saharien
avant de devenir le fief d’une idéologie qui se fonde sur la négation de la
vie.
Timbuktu, une ville-martyre, abandonnée peu à peu puis brutalement à
son sort. Destruction des monuments historiques dans une (vaine) tentative de
nier cette Histoire pleine d’enseignements allant à l’encontre de toutes les
lectures et postures des apostats qui se revendiquent pourtant de la Religion.
Répression de toute émotion chez une population oubliée de ses frères, de ses
amis, de ses semblables… Plus le droit de sortir, de fumer, de s’aimer, de
jouer, d’apprendre, de chanter, de danser, de manifester, de parler librement,
même de parler sans rien dire…
«Ce qui s’est passé à Timbuktu a été un traumatisme, pas seulement
pour les gens du Sahel. Cette ville est un symbole de tolérance, de culture
avec les grandes universités du 13ème siècle… Timbuktu, c’est une façon de vivre, un
esprit. Quand cette manière de vivre est attaquée, que l’on vienne de Tmbuktu ou pas, du Sahel ou pas, on se sent
concerné. Le film, au-delà de la question du terrorisme, montre une population
sous le choc d’une vision contraire à ses traditions, a sa culture…»
Comment
l’une des merveilleuses cités de l’Islam médiéval, l’un de ses plus grands
centres culturels ayant rayonné sur le Monde, l’un des trésors de l’Humanité
a-t-il été pillé, comment a-t-il été abandonné, comment ses populations
ont-elles vécu le drame de l’occupation… ? L’art au service des
questionnements… en laissant le spectateur libre de juger, on essaye, à travers
ce qui n’est plus une fiction, de partager la douleur, la souffrance de la
communauté musulmane vivant dans le Nord malien. La même souffrance est bien
sûr vécue en Irak, en Syrie, en Lybie… partout où ces bandes de Jihadistes
prennent le pouvoir pour, disent-ils, «instituer un Califat islamique». Bien
avant les Yazidis ou les Chrétiens, bien plus qu’eux, ce sont d’abord les
Musulmans, Sunnites et Chiites, qui ont souffert dans leur chaire la folie de
ces groupes. «C’est d’abord l’Islam, explique le réalisateur, qui est
pris en otage depuis un certain temps. C’est une situation terrible pour moi en
tant que musulman. Et, en tant qu’artiste, je ne veux pas que la vision de
cette religion soit seulement celle qui est véhiculée dans les sociétés
occidentales. La référence pour ces
sociétés, c’est le 11 septembre, les attentas, ceux qui égorgent des gens au
nom de l’Islam. Des personnes qui se sont approprié l’Islam pour commettre des
crimes barbares et inacceptables»
(interview QDN).
La présence à Cannes n’est pas une première pour Abderrahmane
Sissako qui avait été accepté sur la sélection officielle «Un certain regard»
en marge du prestigieux Festival en 1993 avec son film Octobre qui
raconte l’histoire d’un amour impossible entre un Africain et une Russe.
Puis en 2006, Sissako présente Bamako hors compétition à Cannes. Ce film est
une révolte contre le diktat de la Banque Mondiale qui y est décriée comme la
source des grands problèmes de l’Afrique. Le cinéaste a tout simplement donné
la parole aux populations pour en juger.
En fait, la relation avec les festivals commence
pour Sissako en 1991 avec Le
jeu qui fait une entrée
remarquée au Fespaco de Ouagadougou. Le succès est relatif parce qu’il est
finalement acheté par Canal+ (c’est son argent qui sert à tourner Octobre. C’est bien au Fespaco
qu’il signe son plus grand succès avec En
attendant le bonheur (Heremanco)
en 2003 où il obtient le grand prix Etalon
de Yenenga qui est la
plus haute distinction du festival du cinéma africain.
S’abstenant de verser dans la facilité, le
cinéaste se refuse à produire la fiction pure, peut-être parce que les réalités
africaines sont déjà assez émotives pour créer cette communion entre le public
et le produit artistique, nécessaire à tout succès du cinéma d’aujourd’hui. Ce
succès dépend d’abord de la capacité du récit à rendre l’image et tout l’accompagnement
technique (cadrage et reste), à en faire un langage universel qui parle aux
cœurs et à la Raison. D’où ces notes de réalisme, ce soucis de coller à la
réalité des événements relatés, tout en suggérant l’affection, la mélancolie,
l’émotion provoquée par le beau… Des fresques qui vous font voyager et rêver
tout en vous invitant à partager les misères du Monde.
En attendant le bonheur a servi à fixer les désillusions d’un jeune
mauritanien qui, après des années d’exil et de séparation, retrouve les siens
dans des conditions de vie difficile. Bamako,
c’est le procès à la Banque Mondiale et à l’Ordre mondial inique.
«J'ai
le sentiment, explique Sissako, que celui qui regarde me ressemble».
C’est certainement ici qu’il faut trouver la première raison du succès de notre
compatriote : cette capacité à se mettre dans la peau de l’autre, à l’inviter
à partager malgré lui, à se reconnaitre malgré lui dans le regard que le
cinéaste jette sur notre vécu.
Autre
raison du succès, c’est l’absence du désespoir : «on ne pas parler de
la barbarie sans espérer», nous dit le réalisateur. C’est plus que cela :
on ne peut dépeindre les misères du Monde en voulant les changer, sans donner
goût au futur. D’ailleurs, c’est bien la désespérance qui mène cette jeunesse
droit vers la mort. C’est bien parce qu’ils n’ont pas de projets de vie, que
les groupes extrémistes magnifient et subliment la mort. C’est pour cela que le
projet de non-vie qu’ils proposent est fondamentalement une négation de l’Humanité,
mais aussi fatalement une dérive de la voie de Dieu qui est d’abord Bonté et
Miséricorde.
«Tous
les extrêmes ont leurs sympathisants. Des gens désespérés qui tombent de ce
coté. Des gens qui, a un moment, ont basculé faute d’écoute. Et, ceux qui
basculent ainsi sont nos frères, parfois nos sœurs, nos voisins. Il ne faut
donc pas créer cette sorte de frontière terrible qui fait du djihadiste le
monstre dont il faut à tout prix couper la tête. Leurs actes sont barbares,
inhumains. Des jeunes de 20 ans vont de ce coté car il y a un horizon
complètement bouché. Il faut aller à la recherche de ces gens pour les conduire
vers plus lumineux».
Timbuktu
a été présenté en avant-première à Nouakchott en
présence du Président de la République Mohamed Ould Abdel Aziz. Le réalisateur
tenait à le présenter à ses compatriotes avant d’aller en France. Une manière
pour lui de remercier les autorités de son pays qui l’ont accompagné dans son
projet. Pour le film, la route de la gloire semble tracée. Elle passera par
Toronto, Sydney, Paris…