Pages

vendredi 29 mai 2015

Un jour (de) chez moi (2)

Une discussion avec mon ami Mohameden qui me fait une lecture de l’évolution sociopolitique de la région de Mederdra. Quelques grands facteurs de transformation (dont on ne citera qu’un) et un élément fondamentalement «perturbateur».
Le facteur déterminant a été celui de la création de l’Etat moderne. Cette création s’est faite sur les ruines de l’ordre traditionnel que l’Emirat représentait. La proximité de la capitale du nouvel Etat a fait que la naissance de l’un signifiait nécessairement la mort de l’autre.
«Ne vous étonnez point si les leviers tribaux sont encore plus efficacement utilisés ailleurs. Les habitants de ces régions ont tout cédé au Pouvoir central de l’époque. Ce qui subsiste aujourd’hui n’est qu’une tentative de résurgence du fait tribal pour faire comme les autres». 
Est venu s’ajouter à cela les effets de la forte scolarisation dans tous les milieux. «La scolarisation a eu deux conséquences principales : la fonctionnarisation des cadres et l’émancipation des couches laborieuses».
Tous les diplômés ont pris pour modèle les premiers fonctionnaires de leur environnement. C’est ainsi que toutes les familles, ou presque, comptent aujourd’hui des salariés parmi elles. Si dans le temps, les campements vivaient des revenus du commerce pratiqué par les hommes partis au Sénégal et dans les villes naissantes, on ne compte plus que sur le salaire d’un ou plusieurs membres de la famille.
Esclaves, tributaires et suivants se sont massivement libérés de l’autorité traditionnelle. Cette libération a pris très souvent la forme d’un abandon pur et simple de l’activité qui vous affectait le statut qui est le vôtre. Ceux qui travaillaient la terre ont abandonné les champs tout comme ceux qui gardaient les troupeaux, ceux qui forgeaient, ceux qui foraient, ceux qui tissaient… chacun a abandonné cette profession qui le maintenait dans une situation d’exploité.
L’abandon massif des secteurs traditionnels de production et la fonctionnarisation des nouvelles élites ont créé une mentalité d’assistés qui a été aggravée par l’utilisation de la politique comme source de revenus. Depuis plus de trois décennies, faire la politique est devenu payant. Pour ce qu’elle rapporte sans demander une quelconque aptitude.
Vint la sécheresse. Le premier cycle affectant la région du sud-ouest est celui de 1968. Un jour de septembre de cette année-là, plus rien n’existait. Bergers et cheptels survivants avaient fui plus à l’est, à la frontière du Trarza et du Brakna. «’Aam Breykilli», du nom de ce puits vers lequel se dirigeront les bêtes et les hommes pour y trouver quelques pâturages de subsistance. Cette année noire marque encore les esprits dans la région de Mederdra. Puis se succédèrent la sécheresse des années 70 et celle des années 80. A chaque fois, mouraient plus de bêtes provoquant la pauvreté de nouvelles populations, puis leur exode vers les centres urbains les plus proches.
Des villages, des parcours, des puits furent abandonnés pour les bidonvilles de Mederdra, de Rosso, de Nouakchott… Tous les prétextes étaient bons pour quitter sans donner l’impression qu’on fuyait. A la fin des années 70 et au début des années 80, le prétexte principal était de suivre les filles admises au concours d’entrée en sixième et qui devaient donc aller dans les collèges puis les lycées. A chaque étape son lot de migrants forcés.
«Ceux qui sont restés sont soit ceux qui n’ont aucun moyen d’aller, soit ceux dont l’attachement à la terre était très fort». Les premiers préféraient leurs cantonnements où le niveau de vie – si l’on peut parler de niveau de vie – leur permettait de répondre plus ou moins aux exigences de la survie. Les seconds préféraient mourir dans le terroir hérité plutôt que de grossir le rang des mendiants dans les villes. En fait, tous survivaient grâce à l’assistance de l’Etat et/ou de membres de la famille partis travailler en ville.
«Vous remarquerez que les villages ayant survécu à ces époques sombres sont aujourd’hui perdus au milieu des dunes, d’un océan de sable qui semble les recouvrir inexorablement. C’est bien parce que les habitants, véritables survivants de ces époques, ne manifestent aucune velléité à transformer, à influer sur la nature qui les entoure…» Aucune tentative de reboisement, aucune culture, aucun effort pour produire…
«Nous en sommes là. A attendre que la pluie tombe, que l’Etat déclenche de nouveaux programmes d’urgence, qu’un fils ou un cousin se rappelle notre existence…»
Fataliste, mon ami occulte le dynamisme social impulsé par l’aspiration des uns à sortir de leurs conditions, des autres à maintenir leurs positions. Ce qui oblige les uns et les autres à se surpasser… et à la société d’évoluer.