Il
y a eu d’abord Al Qaeda, nébuleuse née des manœuvres antisoviétiques en
Afghanistan. Ici, les combattants arabes, appelés à la rescousse, sont
entrainés et encadrés par la CIA avec le soutien financier des monarchies du
Golfe. Mais très vite, l’organisation prend forme, se nourrit de ses victoires
sur les troupes soviétiques, puis sur les troupes afghanes non affiliées aux
Talibans et commence à s’autofinancer. Le monstre qui nait ainsi se retourne
contre ses commanditaires américains.
La
première vocation d’Al Qaeda est d’abord la lutte anti-impérialiste,
anti-américaine, sur la base de fatwas religieuses rendant licite et même
obligatoire la guerre contre les régimes arabes et musulmans soutenant ou non
la guerre contre le terrorisme qui sera le moteur de l’idéologie des
néoconservateurs qui font main basse sur l’administration américaine à la fin
des années 90 et au début des années 2000. Les extrêmes se nourrissant les uns
des autres, chacun servira de prétexte à l’autre pour engager une guerre
mondiale.
Côté
Al Qaeda, un débat interne commence au lendemain des attentats du 11 septembre.
Quel bénéfice l’organisation en a tiré ? quels préjudices ont-ils causé
pour l’Islam et les Musulmans ? faut-il combattre aveuglément les
Occidentaux ou les traiter selon un ordre de priorité qui définit le degré d’inimité ?
faut-il être équitable (inçaav) envers les opinions publiques qui font
pression sur leurs gouvernements pour empêcher leur implication dans les
conflits en terre d’Islam ?
Beaucoup
de questions qui vont occasionner des débats mais surtout de fortes dissensions
au sein de la nébuleuse. C’est dans cette atmosphère qu’arrive une
génération spontanée de tueurs qui reprochent à Al Qaeda de prendre en
considération le jugement des autres. Pour eux, semer la terreur participe à la
réussite du Jihad. Nait le concept de «l’administration de la barbarie» (idarat
il wahshiya) qui consiste à massacrer de la pire manière pour frapper les
esprits. On n’est plus en face des combattants d’Al Qaeda qui cherchaient à
frapper «l’ennemi» mais en respectant plus ou moins certaines règles (qui
n’atténuent en rien le caractère criminel des actes, mais qui ne cherchent pas
absolument à déshumaniser leurs procédés).
Le
passage de l’acte criminel au nom d’une cause à l’acte barbare et aveugle,
équivaut à un retour à la bestialité. C’est ce qui est recherché à travers
cette formule idarat il wahshiya, ce qui peut être traduit soit par «administration
de la barbarie», soit «la gestion de la bestialité», ou encore «l’exercice de la sauvagerie»,
sinon tout ça ensemble (barbarie, bestialité, sauvagerie dans l’exercice du
pouvoir). Si l’on ajoute le concept de «nikaya» qui, lui, exprime le
dépit vis-à-vis de l’autre, on aura compris le soubassement idéologique
nihiliste de Da’esh et de Boko Haram.
Quand
les frères Kouachi s’abstiennent de tirer à l’aveuglette dans la rue ou qu’ils
décident de ne pas tuer le directeur de l’imprimerie où ils ont fini leur
course, et qu’ils préfèrent tuer des gens en uniforme, ils impriment ici le
cachet Al Qaeda de leur action : après avoir «tué Charlie» - la
cible principale -, les deux terroristes n’ont pas cherché à faire des victimes
parmi les civils.
Contrairement
à Amedy Coulibaly dont le premier geste en entrant dans une épicerie kasher a été
de tirer sur les premiers civils croisés pour en assassiner cinq au moins.
Amédy Coulibaly travaille sous l’étendard de Da’esh et donne à son action un
cachet encore plus violent parce qu’il tue sans chercher de raison donnée, même
si par ailleurs il vise la communauté juive.
Tout
ça pour dire que le Monde musulman fait face aujourd’hui à une guerre sans
merci entre les deux nébuleuses, Al Qaeda et Da’esh. Ce sera à celui qui va le
plus tuer et de la manière la plus inhumaine, comme par exemple l’assassinat
par le feu (destin tragique du pilote jordanien). Les mutations de Boko Haram,
la secte nigériane, nous renseigne mieux sur les nuances malheureuses qu’on
doit comprendre dans les manières de l’une et l’autre des organisations
terroristes.
Reste
à savoir comment faire pour empêcher que ces organisations soient accueillies,
soutenues par les populations qui ont toutes les raisons de haïr leurs
gouvernements. On sait déjà que ces organisations n’affichent pas la Palestine
et la cause palestinienne comme priorité, ce qui les condamne à terme aux yeux
des populations de la région arabe. Mais ailleurs ?
Elles
vivent ici et là sur les clivages ethniques, religieux et surtout sur «le
chaos constructif» dans lequel baigne la région depuis les différentes
guerres conduites par les Américains pour abattre tel ou tel régime
nationaliste. C’est pourquoi elles s’inscrivent forcément dans l’architecture
de la stratégie mise en œuvre par les Etats Unis d’Amérique en vue de dominer
le Moyen-Orient et d’éviter à Israël l’encerclement inévitable.
Le
premier ennemi de Da’esh et de Al Qaeda est bien l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah
(au Liban). La guerre que mènent ces deux organisations en Syrie et en Irak
sert la politique de containment déployée pour écraser l’Iran. Du coup, l’action
vise tout ce qui résiste politiquement et militairement à Israël.
Deux
points de convergence entre les deux stratégies, celle des organisations
terroristes et celle des Etats Unis d’Amérique : instaurer un chaos dans
la région arabe pour permettre une reconstruction accentuant l’émiettement de
la région, de manière à tuer toute velléité d’autonomie de la décision mais
aussi toute capacité de développement ; et détruire le bloc de la
résistance face à l’hégémonie israélienne. Assez pour se poser des questions…