Selon Mohamed el Mokhtar Echinguitty, l’un des
théoriciens et intellectuels de la mouvance islamiste mauritanienne qui est
établi au Qatar où il enseigne, le «printemps arabe» a bien produit «une
révolution», sinon «il n’y aurait pas eu de contre-révolution dans les
pays concernés par ce printemps». L’on a envie de discuter cette perception
des soulèvements sociaux de 2010-11 qui ont eu pratiquement la même destinée.
Le cas tunisien qui est encore en gestation et
son issue reste incertaine au regard des risques réels que lui font courir les
extrêmes (islamistes et athées, l’un et l’autre croyant détenir une Vérité à
imposer aux autres). C’est donc une exception qui peut trouver son explication
dans le niveau d’éducation en Tunisie, dans l’ancrage de l’Etat et le parcours
historique qui fait qu’au milieu du 19ème siècle, ce pays avait déjà
sa Constitution, comme il fut le premier – avant la France – à abolir
l’esclavage. L’existence aussi d’un idéologue tunisien qui a fait toutes ses
relectures pour enfin choisir d’inscrire son action et celle de son groupe dans
le sillage de la bataille pour la modernisation de nos sociétés. Rachid
Ghanouchy quoi qu’en disent ses détracteurs, a pesé de son poids pour éviter à
la Nahda, le mouvement islamiste qu’il inspire et dirige, de verser dans le
sectarisme. Trouvant une forme d’équilibre – temporaire peut-être – entre
forces politiques et sociales permettant une transition qui va durer
certainement le temps de trouver le système politique qui stabilise les
institutions tunisiennes.
Mais qu’en est-il des autres pays ? De
l’Egypte où la «voracité» des Frères Musulmans les a empêchés de
regarder où ils mettaient le pied et sur quel trépied fallait-il s’appuyer pour
faire les premiers pas. Le trop d’engagement en vue de pacifier les relations
avec l’Occident – y compris en continuant à promouvoir la normalisation avec
Israël – les a éloignés de leurs principes, les démystifiant du coup aux yeux
de leurs soutiens et sympathisants. La volonté de tout accaparer tout de suite
leur a fait commettre des fautes qui ont entrainé les fractures provoquant et
justifiant le coup d’Etat de l’Armée. Remettant à jour la question de savoir si
le monde arabe avait ou non atteint la maturité qui lui permettrait d’assumer
un système qui conduit à l’alternance pacifique au pouvoir. N’oublions pas que
toute l’Histoire de l’espace arabe n’a jamais vu le pouvoir passer d’une main à
l’autre que par la force qui le prend ou par la légitimité du droit à la
succession.
En Libye, l’interférence de puissances étrangères
aux côtés des rebelles s’explique par le soutien accordé par certains pays
pétroliers dont le Qatar aux opposants libyens affiliés à la confrérie des
Frères Musulmans. Mais la stratégie adoptée qui fit de la destruction de la
Libye un objectif à atteindre en même temps que la destitution du dictateur
Kadhafi, cette stratégie a laissé derrière elle un chao dont il est impossible
de sortir à présent. La guerre civile fait aujourd’hui des victimes, la partition
du pays semble inévitable et aucune révolution n’a eu lieu.
En Syrie, les revendications légitimes des
populations ont vite été récupérées par des organisations islamiques – modérées
ou radicales – fortement soutenues par les mêmes monarchies pétrolières qui ont
poussé vers la déstabilisation de toute la région. Les protestations pacifiques
se sont vite transformées en affrontements armés. La Syrie est devenue le
théâtre de guerres d’influences entre factions radicales de l’islamisme
politique violent, chacune dépendant plus ou moins étroitement de l’une des
monarchies. En moins de trois ans, la Syrie est effectivement détruite sans
qu’il y ait une avancée démocratique.
Au Yémen, la situation est celle que nous suivons
en ces jours où la faction des Huthiyine a réussi à occuper la capitale et à
imposer la démission du gouvernement. Ce ne sont pas les gesticulations de
l’Envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU qui vont empêcher ce pays de
sombrer une fois encore dans le chao.
En Irak, c’est bien la «révolution» promue
et finalement réalisée par l’Armée américaine, c’est cette révolution qui a
fait de ce pays une contrée du Tiers Monde où la misère et la malnutrition font
désormais partie du quotidien des populations. La naissance et le développement
du phénomène des bandes armées dont celles de l’Etat Islamique, font partie du
plan de partition de la Nation irakienne. Le chao d’aujourd’hui s’explique
largement par la bêtise qui a été à la base de l’action de «la communauté
internationale» qui s’est contentée de suivre aveuglément George W. Bush
dans son entreprise revancharde.
…A qui la faute ? Aux Occidentaux bien sûr
qui ont à chaque fois privilégié l’utilisation sans discernement de la force à
la réflexion profonde qui prend en compte toutes les problématiques qui
pourraient surgir. A leurs alliés arabes : les Etats qui, pour masquer
leurs situations intérieures (arriération, arbitraire, inégalité, injustice),
ont adopté une fuite en avant en légitimant le recours à la violence des pays
Occidentaux ; les avant-gardes politiques dont les Frères Musulmans et
avant eux les Libéraux (toutes tendances confondues) qui ont cru qu’en
accompagnant «la communauté internationale» dans ses aventures, elles
trouveraient une place sur l’échiquier du nouvel ordre promis par les maîtres
du jeu.
Les Islamistes, comme
toutes les avant-gardes du Monde arabe, se sont trompés quand ils ont cru qu’un
ordre plus juste, plus équitable importait vraiment quand il s’agissait de
bouter Saddam Hussein du pouvoir. Ils se sont trompés nouvellement quand ils
ont cru que le mouvement social qui a secoué les pays en 2010-11 serait promu
par les Etats Unis et leurs alliés pour en faire une révolution et asseoir un
système politique nouveau. Ils continuent de se tromper en nous servant «un
projet révolutionnaire» concocté dans les cercles de réflexion financés et
entretenus par des monarques rétrogrades servant les intérêts des plus forts.