Pages

mardi 25 mars 2014

L’exigence de transparence

C’est l’une des exigences du Monde moderne. Mais c’est aussi l’une des utopies humaines et l’une des contradictions dans un monde où l’on reconnait que le pouvoir exige le secret, qu’une note d’opacité est un mal nécessaire dans les rapports humains.
Emmanuel Kant avait imaginé en ces termes une société qui existerait quelque part : «Il pourrait se faire qu'il y eut sur quelques autres planètes des êtres raisonnables qui ne pourraient penser qu'à haute voix, c'est-à-dire incapables d'avoir dans la veille ou en rêve, en société ou seuls, des pensées qu'ils n'exprimeraient pas aussitôt». Pour conclure ensuite : «A moins qu’ils fussent tous d’une pureté angélique, on ne saurait envisager comment ils pourraient arriver à avoir le moindre respect l’un pour l’autre et à s’accorder entre eux».
Evoquer cette «objection épistémologique» - et non «obstacle» - nous aiderait à comprendre, peut-être à accepter, que l’exigence de transparence doit être tempérée par la nécessité d’une dose d’opacité surtout dans l’exercice du pouvoir, n’importe lequel.
C’est bien parce qu’il y a des secrets qu’il existe une volonté de les percer. Et comme on dit «des gens qui veulent camoufler donnent nécessairement des gens qui veulent savoir».
L’exigence de transparence n’est pas nouvelle au sein de l’intelligentsia. Au 16ème siècle déjà, l’un des fondateurs de la philosophie politique écrivait qu’«il n'y a que les trompeurs, les pipeurs et ceux qui abusent les autres qui ne veulent pas qu'on découvre leurs jeux, qu'on entende leurs actions, qu'on sache leur vie, mais les gens de biens qui ne craignent point la lumière prendront toujours plaisir qu'on connaisse leur état, leur qualité, leur bien, leur façon de vivre» (Jean Bodin, auteur de Les six Livres de la République). Cependant, «toute opacité n’est pas criminelle, toute transparence n’est pas vertueuse», comme disent certains commentateurs.
Aujourd’hui la transparence est bien une exigence populaire. Avec le développement des moyens d’information modernes, des réseaux sociaux, avec aussi l’aspiration de plus en plus grande de l’individu à devenir acteur dans la cité et l’affirmation de plus en plus forte de la personnalité citoyenne, cette exigence est désormais exprimée au niveau de chacun.
Mais tout doit-il être transparent ? l’opacité est-elle un mal nécessaire parfois ? les citoyens peuvent-ils se transformer en procureurs ? Toutes ces questions peuvent aider à trouver un équilibre entre l’exigence de transparence et la nécessité de laisser l’exercice du pouvoir à l’ombre des regards. Mais est-ce nécessaire ?
Dans notre société – nos sociétés plutôt – où en est-on avec cette exigence et d’où vient-on ? Le chef du village est-il tenu de rendre compte à tous ? et le chef de la Jemaa ? l’habitat traditionnel qu’est la tente (chez les Arabes) et la case (chez les négro-africains)  ne prédispose-t-il pas l’esprit et la mentalité à un maximum de transparence ? La prmiscuité n’impose-t-elle pas la vie en commun ? Tout est sous la tente par exemple, toute la vie familiale s’y déroule, et même quand un étranger de passage trouve refuge sous la tente, cela ne change en rien le rythme de vie des propriétaires. Il en va de même pour les enclos de famille. Transparence naturelle ? Peut-être, mais est-elle exigible quand il s’agit des affaires publiques ?
On peut mal formuler la problématique pour une société comme la nôtre, une société en transition pour avoir quitté un système de valeurs et un mode comportemental, sans pour autant s’établir dans un nouveau système. Mais l’on est obligé de se poser la question, maintenant que n’importe qui peut prétendre à n’importe quoi et, pour ce, tout exiger sans réfléchir à justifier ou à expliquer cette exigence pour l’ancrer et en faire un fait, une revendication sociale bien acceptée. Cette revendication implique nécessairement le rejet du faux-semblant d’où qu’il vienne. Le démocrate qui n’en est pas. Le socialiste libéral. Le rebelle soumis. Le révolutionnaire calculateur. Le religieux mécréant. L’athée charlatan. Le moderne conservateur. Le progressiste esclavagiste. Le moralisateur menteur. Le leader imposteur… tout ce qui est fait notre élite d’aujourd’hui ou, pour être juste, la partie de notre élite qui occupe le plus l’espace public.