Pages

lundi 3 mars 2014

La colère des hommes

Nouakchott se réveille en colère. Une colère qui a apparemment duré toute la nuit. En effet, dans la nuit de dimanche à lundi, quelque chose s’est passé dans une petite mosquée de Teyarett. Version reprise par tous : une voiture avec à son bord quatre personnes s’est arrêtée devant la mosquée, entre les prières d’Al Maghrib et d’Al ‘Isha (19:30-20:35) ; deux des hommes qui étaient dans le pick-up sont descendus et se sont positionnés de part et d’autre de la porte d’entrée, un troisième, visiblement le chauffeur, est entré dans la mosquée ; celui-là serait ressorti après avoir pris quatre des six exemplaires de Coran se trouvant là ; le groupe serait reparti en trombe ; c’est en venant pour faire son appel traditionnel pour la deuxième prière de la nuit, que le muezzin a découvert les exemplaires jetés par terre et dont quelques feuilles étaient déchirées ; il avertit l’Imam, lequel en parle aux fidèles déjà en place ; commencent les conciliabules ; quelqu’un (qui ? on ne vous dira jamais) déclare avoir averti la présidence ; l’Imam reçoit un appel de la présidence ; il dit que le Président de la République lui a parlé en personne pour le rassurer ; arrivent les autorités judiciaires et administratives ; on écoute le seul témoin de l’évènement : un enfant de seize ans dont la version est reprise par tous les médias avec de légères transformations çà et là pour dramatiser souvent ; la presse s’en mêle ; la rumeur fait le tour de la ville ; la mosquée devient la destination de centaines de gens qui commencent à manifester ; un peu moins avant 23 heures, les manifestants de Teyarett sont rejoints par des milliers d’autres venus des autres quartiers de Nouakchott ; les foules déferlent vers la Présidence, puis vers l’ancienne mosquée de Nouakchott (Jama’ Ibn Abbass) ; quelques échauffourées avec les forces de l’ordre, ce qui prépare les violents affrontements qui vont suivre pour durer toute la journée ; les casseurs se mêlent aux manifestants désireux de gagner la présidence, les marchés ferment, la circulation baisse considérablement ; partout se dressent les barrages faits de pneus et de poubelles brûlés ; les forces de l’ordre répriment violemment les manifestants ; vers 11 heures, une radio de la place annonce la mort d’un manifestant ; son correspondant se trouvant à l’hôpital décrit avec précision le corps et ce qui l’entoure ; l’une des journalistes se trouvant dans le studio ne peut s’empêcher de pleurer ; l’excitation est à son comble ; le désordre règne dans les grandes avenues de Nouakchott ; les autorités sortent du silence pour donner une version : oui, il s’agit là d’un acte criminel qui sera puni, non ce ne doit pas être l’occasion de désordres ; vers 14 heures, la tension tombe et la contre-campagne peut commencer…
C’est en résumé le film des évènements. Voyons voir maintenant quelles remarques nous pouvons faire : 1. Tout le monde s’est approprié la version du jeune de 16 ans qui n’a rien raté des mouvements suspects des occupants de la voiture pick-up et qui n’a rien fait pour déranger leurs activités. Les médias, l’Imam, tous ceux qu’on attend pour nous éclairer sur le fait ont repris cette version, en y ajoutant parfois quelques ingrédients. 2. Dans toutes les versions rendues publiques, des contradictions et des inexactitudes évidentes n’ont gêné personne. 3. L’entretien téléphonique de l’Imam avec la Présidence n’a visiblement rien arrangé, il a peut-être excité et laissé entrevoir l’ampleur que l’acte pouvait prendre. 4. Cet événement est intervenu à quelques heures de l’inauguration d’une grande chaîne présentée par les autorités comme une pièce de plus dans l’édifice de reconstruction d’un Islam tolérant et ouvert, celui de nos ancêtres. Les autorités voulaient faire de cette inauguration un acte fondateur de la réhabilitation du Malékisme qui peut prémunir contre les déviances de toutes sortes. 5. Il est intervenu à moins d’une heure après la clôture du Forum de l’unité et de la démocratie qui a réuni les forces de l’opposition dite «radicale». Après moult tergiversations, syndicats, ONG et partis politiques se situant dans le camp de l’opposition ont réussi à mener à terme un conclave qui a fini par leur permettre de faire certaines propositions qui ne sont certes pas nouvelles mais qui peuvent nécessairement servir pour assurer la participation du plus grand nombre à la future présidentielle.
Conclusion de ces remarques : il faut peu pour faire exploser la situation parce qu’il a suffi d’un événement dont personne ne peut affirmer l’exactitude et où la seule source est un garçon de 16 ans, pour brûler la ville ; la communication est une arme redoutable dans une aire culturelle où la rumeur est l’élément fondateur de l’information ; l’apprentissage démocratique reste à faire parce que les manifestants et les forces de l’ordre ne savent pratiquer que la violence et à outrance ; on ne peut en vouloir aux partis politiques d’enfourcher le cheval qui se présente, mais ils doivent nécessairement le faire avec prudence et sans excès ; les évènements n’ont pas été commandités par le pouvoir ou l’opposition, parce qu’ils éclipsent les deux grandes actions des protagonistes, ils ne sont dans l’intérêt de personne…

…Alors ?