Il appartenait à une famille, Ehl Nana, très représentative
de ce qu’est la culture traditionnelle (musique et poésie). Par sa mère, Debye
Mint Sweidbouh, il appartenait à une autre lignée de maitres de cet art accompli
qu’est l’azawane Bidhâne. L’histoire de cette famille ressemble au cheminement
des temps anciens. Elle est peut-être la dernière famille de griots – les maitres
de la musique et de la poésie, la Mémoire aussi du groupe – à avoir passé de
campement en campement, d’aire culturelle en aire culturelle avant de revenir
en Mauritanie vers la fin des années 60. Alors que le pays vivait sa première
révolution sociale et mentale.
A l’époque, le Nouakchott «chic» savait faire la fête et la faisait tout le temps. Boums,
soirées dansantes, cérémonies… tout était prétexte aux habitants de se
rencontrer et de laisser libre cours à leurs sentiments. La décennie 70 verra
évoluer un Nouakchott moderne qui donnera de belles lettres, de beaux poèmes,
de grands poètes, de belles voix, de belles danses, de beaux théâtres, de
belles salles de cinéma, de beaux films… Tout y fut beau, y compris l’insouciance
générale.
C’est dans cet environnement que la famille Nana s’établit
à Nouakchott. Filles et garçons sont alors les idoles de plusieurs générations.
Alliant l’ancrage dans la tradition et la soif de changement, cette famille
arrive à s’imposer malgré la forte résistance de ses concurrents qui avaient
pour eux l’avantage de jouir de toutes les solidarités grégaires (tribales,
régionales…). Ehl Nana appartenaient à tout le monde. Donc à personne.
On les opposa d’abord entre eux, entre la partie de la
famille qui a gardé ses réflexes et son appartenance tribale et qu’on appelait «Nana traditionnel» et les nouveaux
arrivants désignés sous le label «Nana
modernes». Dans certains milieux réfractaires aux changements qu’introduisait
la famille, on poussait la méchanceté jusqu’à dire «Nana musulmans» vs «Nana
catholiques»… alors que la famille Mohamed Ould Nana, celle de Yacine était
aussi musulmane qu’on devait l’être à l’époque. Mais il s’agit là d’une manière
de les discréditer aux yeux de l’opinion publique. Ce qui d’ailleurs n’a pas
réussi.
Rendre hommage à Yacine alors qu’il nous quitte procède
pour moi de deux impératifs.
Le premier est de célébrer un artiste accompli et…incompris
des siens. Avec le violon (zarka) de sa mère Debye, la guitare de son frère Ali,
Yacine a donné le mieux de lui-même en ces années 70, à l’époque où l’on
chantait pour se faire plaisir et faire plaisir aux autres. Il aura essayé le
disco, les reprises, les créations et/ou la modernisation de quelques
partitions authentiques de la musique traditionnelle Bidhane… sans pour autant
réussir à faire la paix avec les Marabouts qui sont les véritables censeurs de
cette société.
Le deuxième impératif découle du premier, celui de faire
remarquer à chacun, au moins à mes lecteurs, combien nous sommes réfractaires aux
changements, combien la mentalité, la pensée dominante est résistante… Trois
siècles (ou plus, en tout cas au moins) n’auront pas suffi à faire accepter le
griot comme élément fédérateur de la conscience commune.
Il est le détenteur de la Mémoire collective, le gardien de
l’Histoire du groupe mais on lui refuse le statut d’historien ou même de
généalogiste. Il est le facilitateur social le plus apte à réunir autour de lui
des générations, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, pour perpétuer en
eux ce qui distingue cette société : sa langue, sa poésie, sa musique… Une
séance de musique traditionnelle est un moment social et culturel de haut
niveau…
…Malgré tout cela (et le reste), nous n’arrivons pas à les
célébrer… Rappelez-vous dans quel silence assourdissant sont partis Mokhtar
Ould Meydah, Sid’Ahmed el Bekaye Ould Awa, sa sœur Fatma… Regardez dans quelles
conditions vivent le peu qui reste des plus authentiques parmi eux…
Me reste cette question : pourquoi la société Bidhane a décidé de
faire la guerre à sa culture, à ceux qui l’incarnent ?