Nous sommes à Mederdra. Ne me rappelant pas la date exacte, je dirai que c’est au lendemain de la l’ordonnance «décrétant» l’interdiction de l’esclavage, fin 80 début 81. Le CMSN avait envoyé des missions sillonner l’intérieur du pays pour expliquer la nouvelle loi. Colonel Sidina Ould Sidiya et le ministre Hasni Ould Didi étaient envoyés au Trarza. En vue de bien préparer la mission, le préfet de l’époque avait demandé à une association de jeunes de la ville d’en animer l’aspect culturel sous forme de soirée folklorique.
A l’époque, l’association appelée «Association culturelle, artistique et sportive de l’Iguidi» (ACASI) était animée par de jeunes militants, talentueux du reste, comme Hamed Ould Mahfoudh (aujourd’hui conseiller culturel à l’Ambassade de Mauritanie à Rabat), Mohamed Vall Ould Hendaya (devenu officier, fut membre des Cavaliers du Changement, aujourd’hui dirigeant au RFD) et Amadou Thiam (enseignant de son état, dévoué à la ville dont il reste un prototype du creuset qu’elle fut, représentant APP). C’est donc l’ACASI qui est sollicitée pour animer la soirée.
Les jeunes écrivent une pièce qu’ils jouent devant les «honorables hôtes». Elle raconte l’histoire de deux frères de souche haratine. Le premier a grandi en ville, du labeur de sa mère qui a pu l’envoyer à l’école, le former sans qu’il manque de quoi que ce soit. Le second, demi-frère, a grandi dans les conditions serviles faites de brimades, d’exploitation, d’endurance et de malheurs.
Le premier n’a développé aucun complexe vis-à-vis de ses compagnons de classe, n’a jamais vraiment souffert que les misères que vivent ces compagnons avec lesquels il a partagé joies insouciantes et déconvenues passagères. Le second a vécu le martyr tout en l’acceptant. Une résignation qui découle d’une lecture erronée des textes religieux mais qui pèse sur la conscience de tous ses semblables.
Quand les personnages sont campés, arrive un émissaire des autorités qui explique la nouvelle loi sur l’interdiction de l’esclavage. Quand il tient le discours explicatif au premier, celui-ci lui dit : «Cesse de parler de ces choses comme ça. C’est une décision politique qui ne me concerne pas et qui n’a pas de lendemain à mon avis. En tout cas je ne suis pas concerné».
Le second lui exprimera le même rejet : «henh, hagalla, tu crois que vous allez pouvoir inverser le destin. Vous voulez renier votre foi. Vous voulez que moi je quitte mes maîtres qui me nourrissent, qui m’entretiennent pour vous que je n’ai jamais vu ? Ce que tu dis, va le dire à quelqu’un qui n’est pas moi». Pas concerné non plus le Werzeg (c’est comme ça qu’il s’appelle dans la pièce).
A la fin de la pièce, les jeunes acteurs (dont c’était la première représentation) sortent bâtons et pierres et commencent à caillasser l’assistance aux cris de : «Werzeg kah eddem», «Werzeg inktil»… (Werzeg a vomi le sang, Werzeg a été assassiné…)… Ce qui devait être une soirée culturelle «convenable» se transforma en une manifestation de protestation pour dire qu’il ne suffit pas de décrets ou de lois pour qu’une pratique comme l’esclavage soit éradiquée. Il faut beaucoup plus.
Une prise de conscience de l’esclave de la nécessité pour lui de recouvrer sa dignité, sa liberté. L’accès à la propriété pour lui permettre de gagner son indépendance. L’éducation pour le faire accéder au savoir. Liberté, dignité, indépendance, savoir et santé sont les ingrédients qui font le citoyen sain de corps et d’esprit. Tout le reste est bavardage.